EMIL CIORAN (1911-1995)

 

 
"S’acheminer vers la fin de l’histoire avec une fleur à la boutonnière, seule tenue digne dans le déroulement du temps."

 

 

Enfance & adolescence

Né le 8 avril 1911 à Rasinari, village isolé des Carpates, Emil Cioran est le fils du pope Emilian Cioran et d'Elvirei, née Comaniciu, fille de notaire, avec laquelle il entretiendra des relations conflictuelles. Sa sœur, Virginia, est née en 1909 et en 1914 naîtra son frère Aurel. Guère disert sur son enfance, Emil avouera dans De l’inconvénient d’être né avoir connu une enfance relativement heureuse, malgré d’intempestifs déménagements. À 10 ans, on l’envoie au lycée de Sibiu-Hermannstadt, il loge dans une pension de famille tenue par deux vieilles filles allemandes. Il n’habite qu’à seulement quelques kilomètres de son village natal, mais vit son éloignement comme un exil. Seul, en proie à de lancinantes insomnies et crises d’angoisse, il arpente by night les ruelles de la petite ville de Transylvanie. Ses intimes se nomment alors Kleist, Caroline de Guenderode, Nerval, Shelley, Weininger : des écorchés vifs trop épris d’absolu pour se satisfaire de rêves sans épaisseur.

À la fin des années 20, il est envoyé à Faculté de Littérature et de Philosophie de Bucarest puis, grâce à une bourse de la fondation Humboldt, s’inscrit à l’Université de Berlin en 1933 où il suit les cours de Nicolai Hartmann et surtout de Ludwig Klages, philosophe vitaliste pour qui l’histoire de l’humanité se résumait à « un combat de Titans entre l’Esprit et l’Âme. » Il est pris d’une boulimie de lecture, dévore Nietzsche (« l’enchanteur de sa jeunesse »), Schopenhauer, Gibbon, Spengler, Simmel, Rozanov, Chestov (dont il fera rééditer en 1958 Les révélations de la mort chez Plon) – mauvaises fréquentations dont l’ensemble de ses écrits portent l’empreinte. De cette époque datent sa misanthropie, son goût pour la solitude et la rumination, ses velléités suicidaires, son dialogue avec la mort – dialogue qu’il poursuivra sa vie durant et que l’on peut considérer comme la pierre angulaire de son œuvre. Mais penser profondément, n’est-ce pas, comme l’affirmait Schopenhauer, penser à la mort ? « La mort est le génie inspirateur, le musagète de la philosophie. Sans elle, on eût difficilement philosophé.*»

* Arthur Schopenhauer, Métaphysique de la mort.

L’Europe affronte de graves turbulences sociales, économiques et financières, épiphénomènes du krach de 1929, et le jeune Cioran assiste à la montée du nazisme avec une sympathie non dissimulée. « Ce qui me plait chez les hitlériens, c'est le culte de l’irrationnel, l’exaltation de la vitalité comme telle, l’expansion virile des forces, sans esprit critique, sans réserve et sans contrôle.*» De Munich, il rédige un certain nombre de chroniques à l’intention des magazines roumains dans lesquels il exalte le vitalisme et le volontarisme politique. À son retour en Roumanie, il effectue son service militaire dans l’artillerie puis est nommé professeur de philosophie au lycée Andrei-Saguna de Brasov, se lie avec l’historien Mircea Eliade, soutient le mouvement proto-fasciste et anti-bolchevique la "Garde de Fer" de Corneliu Codreanu dans des articles où il développe un discours enflammé et caricatural (apologie du sol, de la force et de l’élan vital). « On se frotte les yeux, écrit Philippe Sollers dans Noir Cioran, en lisant aujourd'hui les articles de Cioran dans « Vremea ». Comment cet admirateur futur de Beckett, bourré de lectures théologiques et mystiques, a-t-il pu avaler la pire propagande fasciste (la terre, l'effort, la communauté de sang, etc.) ? » La question resterait posée si Cioran ne s’était pas lui-même chargé de reconnaître l’absurdité de ses foucades faustiennes. Ainsi dans un texte posthume paru dans le Messager Européen, il déclare : « Quand je repense à tout le délire de mon moi d’alors, à mes erreurs et à mes emballements, à mes rêves d’intolérance, de puissance et de sang, au cynisme surnaturel qui s’était emparé de moi, il me semble me pencher sur les obsessions d’un étranger et je suis stupéfait d’apprendre que c'était moi.* » Mea culpa déjà exposé de façon implicite dans certaines pages de La tentation d’exister (1956), par exemple celles où s’exprime son admiration pour le peuple juif, ou encore d’Écartèlement et d’Histoire et utopie, dans lesquels éclate son aversion envers toute forme de tyrannie individuelle ou collective. Il faudra attendre la fin des années 30 pour voir Cioran abandonner le militantisme et se détourner de l’arène politique ; aucun mouvement collectif, aucune idéologie, aucun extrémisme dès lors ne trouvera grâce à ses yeux. Maître à penser, jamais ; maître à douter, toujours. « Quand je vois quelqu'un batailler pour quelque cause que ce soit, je cherche à savoir ce qui se passe dans son esprit, et d’où peut bien provenir son manque de maturité. »

* Cité par Patrice Bollon in Cioran l’hérétique (Gallimard, 1997)

1933 Sur les cimes du désespoir

En 1933, paraît à Bucarest, aux Presses de la Fondation Royale Carol II, un premier brûlot, Sur les cimes du désespoir, dont il dira plus tard : « C'est un livre mal écrit, sans aucun style, un livre fou, il contient cependant toute ma pensée. » Ce livre, qui obtiendra le premier prix de l'Académie Royale de Bucarest, est pour Cioran, alors âgé de 22 ans, une sorte de libération, d’explosion salutaire. « Si je ne l’avais pas écrit, prétend-il, j’aurais sûrement mis un terme à mes nuits. » Essai sur la cruauté de la condition humaine, réquisitoire d’un nihiliste excédé par l’empire de l’histoire ? Plutôt le journal de campagne d’un suicidaire hésitant entre le stylet et la ciguë, la confession d’un naufragé volontaire aux prises avec le tournoiement métaphysique. « Pendant des heures et des heures, prétend l’auteur à l’évocation de sa rédaction, je me promenais la nuit dans des rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L’insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. C'est pendant ces nuits infernales que j’ai compris l’inanité de la philosophie. » Philosophie dont, tout au long de sa carrière, il tentera de cerner la typologie, en côtoiera, en contemplera, en sondera les abysses avec ivresse. « Rien ne saurait justifier le fait de vivre. Peut-on encore, étant allé au bout de soi-même, invoquer des arguments, des causes, des effets ou des considérations morales ? Certes, non : il ne reste alors pour vivre que des raisons dénuées de fondement. »

1936 Le livre des leurres

En 1936, paraît Le livre des leurres, sur lequel plane l’ombre aquiline de Zarathoustra, seule est féconde une vie qui s’immole à son propre feu, qui illumine la ténèbre d’une flambée vivifiante. « Il est stupide d’affirmer que la vie est donnée pour être vécue ; elle l’est pour être sacrifiée, c'est-à-dire pour en extraire plus que ne le permettent ses conditions naturelles. Il n’y a pas d’autre éthique hormis celle du sacrifice. » Pour Dominique Fernandez : « Dans la trame de ce livre éclate, avec une ardeur de néophyte, la haine de tout ce qui est mesuré, médiocre, habituel, temporel, bas. » Seul remède au prosaïsme universel, à l’effondrement des valeurs, à la corruption de la chair et de l’esprit : l’extase musicale. Les pages consacrées à la musique comptent parmi les plus inspirées qu’il n'ait jamais écrites. Qu’importe que Dieu soit sourd à nos prières, aveugle à nos souffrances, puisque Mozart et Bach élèvent l'esprit à la hauteur du mystère, nous ouvrent à l’harmonie des sphères célestes ? Dans un entretien avec Sylvie Jaudeau, Cioran déclarera que la musique, langage de la transcendance, est « le seul art qui confère un sens au mot absolu », et qu’elle ne peut, pour prendre toute son envergure, s’écouter que seul, et de nuit. « On se trouve immergé dans un univers de pureté vertigineuse. »

La même année, il délivre De la transfiguration de la Roumanie, ouvrage longtemps inédit en français, dont le titre seul indique le messianisme et le jusqu’au-boutisme qui le sous-tendent. L’auteur biffera les passages polémiques pour l'édition française. « De tout ce que j’ai publié, expliquera-t-il alors, ce texte est peut-être le plus véhément, mais aussi celui qui m’est le plus étranger. J’ai cru de mon devoir de supprimer quelques pages prétentieuses et stupides. »

La parution en 1937 de Des larmes et des saints fait scandale en Roumanie. À travers la vie de Sainte Thérèse d’Avila, de Catherine de Sienne, d’Ignace de Loyola ou de Saint Jean de la Croix, Cioran brosse un portrait de l’halluciné de l’arrière-monde que ne renierait pas son Nietzsche. Saints, mystiques, anachorètes, martyrs et autres stylistes ne se sont adossés au spirituel que pour mieux bafouer et mortifier la vie. « Il m'arrive d'éprouver une sorte de stupeur à l'idée qu'il ait pu exister des "fous de Dieu", qui lui ont tout sacrifié, à commencer par leur raison. Souvent il me semble entrevoir comment on peut se détruire pour lui dans un élan morbide, dans une désagrégation de l'âme et du corps. D'où l'aspiration immatérielle à la mort. Il y a quelque chose de pourri dans l'idée de Dieu ! » Ce sont pourtant ces illuminés, considérés comme hérétiques et persécutés par l’Église, qui sont les tenants de la foi authentique et non les théologiens, les ecclésiastiques, les inquisiteurs et les dévots. En mortifiant leur corps, en immolant leur « moi », n’escomptaient-ils pas s’abîmer en Dieu, devenir sa chair et son sang, œuvrer pour la rédemption de l’homme ? « La mystique est une irruption de l’absolu dans l’histoire. Elle est, de même que la musique, le nimbe de toute culture, sa justification ultime. »

1937 La traversée du désert

Envoyé en France en 1937 par l’Institut Français de Bucarest pour y apprendre le français et préparer une thèse de doctorat sur Bergson, Cioran s’essaie à la bohême en café blême, vadrouille « de bistrot en bordel », écume les bars de Montmartre et de Saint-Michel, affectionne la compagnie des péripatéticiennes, des mendiants, des marginaux, se lie avec des expatriés. Mais la métropole le révulse plus qu’elle ne le fascine ; dans ce cloaque sale et lugubre ne peuvent vivre que des zombies sans âme ni humanité, ils sont trop nombreux, trop frénétiques, trop avides – trop humains ? La créature est seule, ils sont foules. « Nous respirerions mieux si un beau matin on nous apprenait que la quasi-totalité de nos semblables se sont volatilisés comme par enchantement. », écrira-t-il dans Aveux et anathèmes.

Personnage de Beckett avant l’heure, il acquiert une bicyclette d’occasion, se jette sur les routes de France, dort dans la paille et la corde, se fait héberger par les autochtones, effectue de petits boulots de traduction, se fait passer pour un réfugié politique, vit au gré de ses humeurs, cultive un dilettantisme baudelairien. « Du temps où je partais en vélo pour des mois à travers la France, mon plus grand plaisir était de m’arrêter dans des cimetières de campagne, de m’allonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant, se remémore-t-il. J’y pense comme à l’époque la plus active de ma vie.»

* De l’inconvénient d’être né.

Pour lui qui se considère comme un apatride, l’Europe est un peu la terre promise ; il pérégrine en Angleterre, en Suisse, en Italie, en Espagne – rare pays à n’avoir pas céder aux sirènes de l’hédonisme et de la frivolité, et où le desengaño (désabusement) s’arbore avec superbe. « Tour à tour, j’ai adoré et exécré nombre de peuples : jamais il ne me vint à l’esprit de renier l’Espagnol que j’eusse aimé être.*» En cours de route, il consigne ses humeurs, ses réflexions, ses détestations, et ces pensées fragmentaires ne seront traduites en France qu’en 1991 sous le titre Le crépuscule des pensées. Il s’abandonne aux vitupérations solitaires et nostalgiques, se fait le chantre de la solitude librement assumée : « La solitude est l'aphrodisiaque de l'esprit, comme la conversation celui de l'intelligence. »

* Syllogismes de l’amertume.

De retour à Paris, il loge dans de minuscules chambres de bonne, fréquente le Flore (où il côtoie incidemment Sartre) et les Deux Magots, emménage à l'hôtel Marignan. C'est dans le Quartier Latin et celui de La Sorbonne qu'il va résider jusqu'à sa mort. Là, il fait la connaissance de Simone Boué, une jeune professeure d’anglais qui restera sa compagne de cœur et d’esprit durant plus d’un demi-siècle. « Simone Boué a été ma grande compagne à partir des années 50, confessera l’auteur à un admirateur. Et nous nous sommes aimés toujours... quand même ; et ce « quand même » couvre un infini. L'art d'aimer n'est-il pas savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d'une anémone ? Ne me demandez pas aujourd'hui de trop écorcher cette discrétion. Certains pourraient croire, étant donné que je n'ai jamais parlé dans mes livres de ma compagne de vie et de son support généreux, que je n'étais pas un vrai écorché de la solitude. Ce serait bien mal connaître ce qu'est l'incontournable et fondamental isolement de l'être même dans la famille la plus intense. Qui n'a pas connu cet isolement, l'a tout simplement fui. J'ai écrit « aimer son prochain est chose inconcevable. Est-ce qu'on demande à un virus d'aimer un autre virus ? » Voilà pour vous dire mon inconfort face au grand mythe. »

Sa thèse sur Bergson passe vite à l’arrière-plan de ses préoccupations, il préfère courir les bouquinistes, se transforme en rat de bibliothèque. Marc-Aurèle, Epictète, Plotin, Tacite, Héraclite, Maître Eckhart, Shakespeare, Dostoïevski, Tchekhov, Unamuno, il lit à s’en intoxiquer, si possible dans le texte, Joseph de Maistre, Proust, Chateaubriand, de Bonald, Balzac, Diderot, Baudelaire, Mme du Deffand, se captive pour les Mémoires, les correspondances et les biographies – non seulement celles des personnages illustres mais celles des « petits maîtres », des écrivains de second ordre, des dames de compagnie, des femmes de chambre, des gouvernantes. Il sent, il sait qu’il lui faut adopter la langue française, se l’inoculer s’il veut témoigner de son être (mal-être ?) au monde, n’est-ce pas celle des penseurs qu’il révère, des moralistes dont il déchiquette l’esprit, des poètes maudits dont il fait son miel ?

Ruminant des apocalypses, il traîne ses insomnies sur les quais de la Seine, se répand en imprécations contre la société, « paradis de la débilité » où ne peuvent vivre que des « masses amorphes, dépourvues d’idéaux ». En révolte non pas seulement contre l’ordre établi mais contre la création et son absence de créateur. Se noyer dans la Seine ou la musique ? « Pourquoi ne me suicidé-je pas ? Parce que la mort me dégoûte autant que la vie. » L’écriture est le dernier refuge des âmes ulcérées par le réel, Cioran s’y engage, bien décidé à explorer les dernières impasses du labyrinthe. « Je le retrouvais dans sa petite chambre mansardée de la rue Monsieur le Prince, se remémore Neagu Djuvara, conseiller diplomatique au Niger et intime du philosophe depuis la fin des années 30. Il n’avait aucun moyen d’existence, vivait à la charge de Simone Boué, qui l’initia à la langue et à la poésie anglaise. C'était elle son premier public et sa seule critique. »

1940-1944 Bréviaire des vaincus

Cioran, qui a assisté sans surprise au défilé triomphal des Allemands sur le boulevard Saint-Michel, rédige en 1941 De la France, opuscule qui traite de la dévitalisation de la France et de sa culture. La France a trop donné pour être encore féconde : ses lumières s’éteignent, son génie s’assèche, ses certitudes se muent en doutes. Parmi les symptômes de la décadence française figurent le manque d’ambition, l’indolence, le goût pour le style châtié et l’expression idoine, la recherche immodérée de l’apparence – de l’élégance – et la prépondérance accordée à la gastronomie : « Le ventre a été le tombeau de l’Empire romain, il sera inéluctablement celui de l’Intelligence française. » Sous ce sombre diagnostic percent une admiration et un respect pour la France, que ne reniera jamais l’auteur : « Aucune autre civilisation n’a passé l’univers dans un plus fin tamis, jamais l’œil n’a été plus adapté en tant qu’organe de la délimitation, et le cadre en tant que symbole de la perfection. »

Installé à l’hôtel Racine durant les années 1940/44, Cioran rédige Bréviaire des vaincus. Livre charnière, le dernier écrit en roumain et qui résonne comme un adieu aux armes, adieu aux engouements de sa jeunesse, le spectacle de la guerre et de l’Occupation a achevé de lui déciller les yeux. Une page se clôt, l’image de sa Transylvanie natale s’estompe, vue du Quartier Latin elle apparaît terre barbare et inculte : « Ancêtres dont les pipeaux pleuraient la vie, vous n’êtes plus en moi. Vos chansons n’éveillent pas d’écho nostalgique chez le déraciné plongé dans les délices de contrées mieux loties. Non loin de vous, je m’éteindrai seul. Et mes os ne vous diront pas où je perdis l’honneur de la moelle et les lueurs du cerveau. » Les communistes, au pouvoir en Roumanie après la Seconde Guerre mondiale, interdisent du reste ses livres et le considèrent persona non grata. Cioran n’en a cure, il dit avoir définitivement pris ses distances avec les terres désolées des Carpates, répudie ses populations engoncées dans un perpétuel Moyen-Âge. « Vu des Balkans, l’univers est un bas faubourg peuplé de poissardes vérolées et d’apaches au surin facile.*»

* Bréviaire des vaincus.

Cette volée de bois vert ne l’empêchera pas de conserver la nationalité roumaine et d’entretenir jusqu’à la fin de sa vie une correspondance régulière avec sa famille et ses amis restés au pays. « Savez-vous comment je qualifie les ruades de Cioran ? fait observer Neagu Djuvara. C'était du dépit amoureux. Il n’a jamais cessé de vivre intérieurement son passé roumain tout en reniant explicitement ses sympathies d’extrême droite. Il a toujours gardé le contact avec sa famille et amis restés au pays, n’a jamais refusé de recevoir les visiteurs venus de là-bas. Il n’a jamais renié ou gommé ou occulté ses origines, comme tant d’autres.*»

* Bucarest-Paris-Niamey et retour.

1949 Précis de décomposition

En 1948, son frère Aurel, qu’il avait dissuadé d’embrasser la carrière monastique et entraîné dans l’action politique, est condamné pour complot armé contre le régime roumain d’obédience stalinienne à sept ans de prison. Cioran, qui se tient pour partie responsable, envisage un moment de retourner en Roumanie. Sa famille le dissuade d’intervenir par crainte de représailles envers son cadet. Le rideau de fer n’est pas tombé mais Bucarest lui paraît appartenir à un autre continent tant, après dix ans de présence sur le sol francilien, il s’en sent éloigné. Paris est devenue terre d’élection, il commence à en pénétrer les arcanes, fréquente la diaspora roumaine (Eliade, Ionesco, Fondane, Celan, Lupasco, Parvulesco, Nicolas de Staël, etc.), se fait des relations dans le milieu littéraire. « Cette ville vous comprend. Elle panse vos plaies. Vous vous croyez perdu – vous vous retrouvez en elle. Vous n’avez besoin de personne ; elle est là. Elle seule peut remplacer une maîtresse : elle vous monte au cœur. » Adoption doublée d’un choix linguistique puisque durant l’été 1947 Cioran, qui s’escrime à traduire Mallarmé en roumain, réalise l’absurdité d’un tel projet et va peu à peu délaisser sa langue maternelle pour s’adouber lui-même « chevalier de la langue parisienne ». À bon quoi utiliser une langue que personne ne connaît ?


L’apprentissage de la langue vernaculaire, de sa complexe syntaxe et de sa ponctuation, se révèlera plus ardu qu’il ne se l’imaginait. « Pour un écrivain, changer de langue c'est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire.*» L’instrument de précision qu’est le français lui inspirera des sentiments ambivalents : n’est-il pas d’un maniement trop subtil pour qu’un barbare valaque, incapable de se défausser de son accent, puisse espérer s’en rendre maître un jour ? « Je rêve d’une langue dont les mots, comme des poings, fracasseraient les mâchoires », fulminera-t-il dans Le mauvais démiurge.

* Aveux et anathèmes.

Sa méthode : recopier de mémoire les pages les plus abouties des épistoliers, des mémorialistes et des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles afin d’en pénétrer le style et la scansion. Aboutissement de cet inlassable travail stylistique – qui se révélera être travail sur soi –, Précis de décomposition (que d’aucuns prirent pour un traité de chimie) paraît aux prestigieuses Éditions Gallimard en 1949. C'est le premier ouvrage de Cioran en français, il portait à l’origine le titre d’Exercices négatifs et a été réécrit quatre fois sous l’intransigeante férule d’un ami basque. Démosthène et Pascal avaient montré la voie, l’un ne copia-t-il pas de sa plume huit fois Thucydide, l’autre ne réécrivit-il pas certaines de ses Provinciales jusqu’à dix-sept fois ? Le style, là est la grandeur, c'est là qu’il faut creuser, qu’on le compte désormais parmi ceux qui se battraient pour une virgule, qui, à l’instar de Théophile Gautier, mettrait « l’orthographe jusque sous la main du bourreau. » En choisissant le classicisme au lyrisme, la forme au fond, l’esprit à l’âme, Cioran fait, comme Nietzsche, le pari de l’apparence – plutôt que d’embrasser le trouble limon des phénomènes, n’est-il pas plus sage d’en contempler la surface ? Les mouvements qui l’agitent ne sont-ils pas la résultante des forces à l’œuvre en profondeur ? Et mieux que ses internes bouillonnements, ses épidermiques changements ne reflètent-ils pas, pour qui sait observer, cette perpétuelle alchimie du hasard et de la nécessité qu’est la vie ? « Plonger le monde dans un nirvana esthétique : atteindre le suprême dans de suprêmes apparences !, s’écrie-t-il dans Bréviaire des vaincus. Être tout et rien dans l’écume de l’instant. Et se dresser au bord du moi, dans l’immédiateté et la fugacité ! »

Malgré un tirage confidentiel (quelques centaines d’exemplaires), le Précis obtient un succès d’estime parmi l’intelligentsia parisienne, dont le soutien (excusez du peu) de Raymond Queneau, Jules Romains, Paulhan, Gide, Camus, Mauriac, Maurois et Supervielle. Dans Combat, Maurice Nadeau saluera en lui le digne successeur des stylistes français. Les intellectuels de gauche, les sartriens notamment, traiteront par le dédain cet esthète du désastre, fustigeront son nihilisme foncier, son fatalisme slave, jugeront ses outrances gratuites et malvenues. L’ouvrage, il est vrai, s’ouvre sur une Généalogie du fanatisme qui ne pouvait que refroidir les gardiens de la flamme : « Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. » et se referme sur la procession eschatologique « des sous-hommes vers une sous-vie ». Qu’avait-on besoin d’un exégète de la décadence alors que les fumées de l’holocauste rougeoyaient encore à l’horizon, qu’avait-on besoin d’un Diogène alors que le petit père des peuples, un marteau dans une main, une faucille dans l’autre, œuvrait à l’édification de l’homme nouveau ?

Inspiré par la lecture en boucle de La Rochefoucauld, Chamfort, Vauvenargues, Joubert, Pascal (« le seul à s’être penché sur la dimension métaphysique de l’existence humaine ») et autres Rivarol, Cioran s’érige en dissecteur de la société de masse, vilipende sa foi dans le progrès, son impénitente naïveté. Halte aux mirages, aux chimères, aux lendemains qui chantent, plutôt comme les Stoïques traverser la vie sans en rien attendre, se préparer à chaque instant au pire, voire le rechercher. Cioran a trente-huit ans, il se sent plus vieux que l’homme, plus vieux que le monde, plus vieux que la vie, l’histoire (« ce défilé grotesque de faits divers et de catastrophes ») est un cauchemar dont il ne parvient pas à s’éveiller, et sa misanthropie atteint des sommets métaphysiques : « Dans l’échelle des créatures, il n’y a que l’homme pour inspirer un dégoût soutenu. La répugnance que fait naître une bête est passagère. »

Devenu un livre culte, une référence incontournable de la modernité, Précis de décomposition obtiendra le Prix Rivarol, distinction que Cioran, une fois n’est pas coutume, accepta pour des raisons pécuniaires et qu’il se sentira moralement obligé de partager avec le dramaturge Arthur Adamov. L’évocation qu’en fera Jacques Lacarrière dans Les gnostiques dit assez la fascination que Le précis exerça sur ses premiers lecteurs : « Lors de sa parution, ce fut pour moi un livre de chevet. Plus précis et cinglant, dans l’anatomie de notre décadence, que les plus politiques des analyses de l’époque, plus haut en écriture et en splendeur que bien des textes surréalistes dont il pourrait paraître proche, inquiétant et incisif enfin par la radicalité des questions que l’auteur pose au monde et par sa présence constante en chacune de ces pages, ce livre m’apparaît comme l’un des plis illuminateurs de son temps, à condition bien sûr de supporter d’un cœur aguerri les apocalypses, abîmes, néants de l’être qu’il ouvre sous nos yeux. Mais ici la lucidité, l’intransigeance ponctuent cette nuit de l’être d’une lumière aussi dense, aussi permanente que celle des étoiles. »

La vie de bohème

Cioran entend disposer de son temps à sa guise et se refuse à exercer la moindre activité professionnelle. « La liberté a été la seule religion dans ma vie et j’ai tout fait pour éviter l’humiliation d’une carrière. » Au début des années 50, lui et Simone Boué emménagent dans une mansarde plus spacieuse que la précédente, au 6e étage du 21 de la rue d’Odéon. Un pied-à-terre pour le roumain, qui accorde une importance vitale à son indépendance et à ses noctambulations. « Simone a vécu dans l’ombre de Cioran, relate Neagu Djuvara, avec une patience et un dévouement admirables. » Dès son arrivée à Paris, il s’était juré de ne pas transiger avec la liberté, aucune obligation sociale, aucune contrainte, aucune responsabilité. Une vie consacrée à l’écriture, à l’introspection, à la contemplation du monde et de ses semblables. Lui qui n’aimait rien tant que se balader sur les petites routes de campagne et de montagne en vélo, s’est vu contraint de l’accrocher au clou en raison de sa frayeur de la circulation parisienne. Il ne possède pas de voiture, déteste les transports en commun, et ne prend l’avion que contraint et forcé. Le seul moyen de locomotion qu’il affectionne est la marche à pied. « La marche vous empêche de tourner et retourner des interrogations sans réponse, alors qu’au lit on remâche l’insoluble jusqu’au vertige. » Il flâne jusqu’à sa fermeture dans le Jardin du Luxembourg, fréquente avec assiduité bibliothèques et cimetières dont il apprécie l’atmosphère propice à la méditation, s’y laisse parfois enfermer. Peu pressé de réintégrer ses pénates, il arpente la nuit tombée les rues désertes et silencieuses. Au sein de la solitude, de l’obscurité, de la brume, il puise un étrange réconfort : « Excédé dès mon enfance par l’excès de soleil, écrit-il dans L’élan vers le pire. Les journées paradisiaques m’anéantissent. J’aurais quitté la scène si j’avais été forcé de me prélasser dans n’importe quel Midi. Je perds tous mes moyens aussitôt que la lumière dépasse les bornes. » Seule vraie lumière en ce monde, la primordiale lumière de l’aube, qu’il attend chaque nuit en griffonnant des anathèmes.


Nul mieux que lui, l’éternel insomniaque, ne sait ce que l’expression broyer du noir signifie, il en fait l’expérience quotidienne. Lautréamont, autre familier des moralistes, fait dire à Maldoror, le héros des Chants : « J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice.*» Fidèle à son ancêtre en noires cogitations, Cioran se subit à longueur de jour et de nuit, ressasse ses hantises, se collette avec l’idée de suicide, sirène en permanence agrippée à son épaule, n’en éprouve l’attrait que pour mieux la repousser. À quoi bon, puisqu’on se supprime toujours trop tard, que la mort est plus répugnante que la vie ? Aux gens qui, comme Kleist – dont il parle du suicide comme d’un acte « inégalé, parfait, chef-d’œuvre de tact et de goût », qui rend inutiles tous les autres –, sont tentés de passer à l’acte, il conseille de passer un moment dans un cimetière, de se recueillir devant la première tombe venue, afin de prendre la mesure de l’éternité, de réaliser le dérisoire de la comédie humaine.

* Lautréamont, Les Chants de Maldoror.

L’inspiration lui vient en marchant, en discutant avec des inconnus, en feuilletant la presse, en assistant à quelque événement. Sur un calepin qui ne quitte jamais sa poche, il prend des notes, dans lesquelles il pioche lors de la rédaction de ses ouvrages. Il lit toujours beaucoup, étudie les grands textes religieux, tant occidentaux (Maître Eckhart, Thérèse d’Avila, etc.) qu’orientaux (Upanishad). L’enseignement bouddhique le fascine tout particulièrement, ne prône-t-il pas le suicide de l’ego ?

Sans emploi ni ressources déclarées, il est encore immatriculé à la Sorbonne comme étudiant au début des années 50. Simone Boué lui apporte une certaine stabilité financière mais, par tempérament, il mène une vie frugale, continue à prendre ses repas au restaurant universitaire. L’année de ses 40 ans, il se verra refuser la reconduction de son statut d’étudiant et cette éviction l’affectera durablement : « l’un des plus tragiques moments de ma vie ». Toute sa vie il mènera l’existence d’un étudiant, indifférent aux biens terrestres et aux équipements de la modernité : ni machine à écrire ni ordinateur – un papier, un crayon, un écrivain a-t-il besoin d’autre chose ? Et à quoi servirait un poste de télévision à celui qui a le sentiment d’avoir dix mille ans de retard, ou d’avance, sur les autres, d’appartenir aux débuts ou aux confins de l’humanité ?

Lui que l’on décrit comme un asocial confiné dans sa tour d’ivoire connaît cependant un semblant de vie mondaine. À l’instar de Chamfort, il collectionne les invitations, joue les pique-assiettes dans les salons (dont celui, resté fameux, de Suzanne Tézenas de Montcel), se glisse dans les cocktails, en profite pour brocarder la faune parisienne, pointe émoussée d’une société dansant sur le volcan. Sa causticité, sa rudesse ne rebutent pas, il y a du charmeur de reptiles en lui. « Écrire des aphorismes est très simple : vous allez dans les dîners, une dame dit une bêtise, ça vous inspire une réflexion, vous rentrez à la maison, vous l’écrivez. C'est à peu près ça, le mécanisme. Ou bien, en pleine nuit, on a une inspiration, un début de formule, à trois heures du matin, on écrit cette formule. Et finalement, ça devient un livre. Ce n’est pas sérieux. »

Outre la diaspora roumaine dont nous avons déjà eu l’occasion  de parler et qu’il ne cessera de fréquenter, on trouve parmi ses amis et correspondants des penseurs, des hommes de lettres, des artistes aussi différents que Samuel Beckett, Arthur Adamov, François Bott, Paul Celan, Henri Michaux, Ricardo Paseyro, Louis Nucéra, Ernst Jünger, Primo Lévi, Jean-Paul Enthoven, Jean Baudrillard, Gabriel Matzneff et Roland Jaccard, auteur du Dictionnaire du parfait cynique (Hachette, 1982) et de Cioran et compagnie (PUF, 2005).

1952 Syllogismes de l’amertume

Parvenu à cette « férocité olympienne » qu’est la lucidité, l’auteur adopte dès lors le moyen d’expression privilégié des entomologistes du dix-huitième siècle : l’aphorisme. « S’appesantir, s’expliquer, démontrer – autant de formes de vulgarité. » Miscellanées de réflexions désabusées, de portraits au vitriol, de considérations intempestives sur la décadence de l’Occident, Syllogismes de l’amertume laisse la part belle aux espiègleries, aux boutades et aux provocations. L’humour se fait noir, l’art de la formule est porté à incandescence, la pointe trempée dans le curare. « J’assiste, terrifié, à la diminution de ma haine des hommes, au relâchement du dernier lien qui me reliait à eux. » On pense à Chamfort, à Joubert, à Oscar Wilde, à Jules Renard, à Lautréamont, à Dada. Styliste plus habile à manier le marteau que la plume d’oie, le valaque écrit par décharges, et ses fulgurances interpellent durablement le lecteur, incapable de tirer la leçon de cette gerbe de sentences taillées comme des silex qui ne se télescopent que pour mieux s’anéantir. Cioran ne prétend pas innover, il sait ce qu’il doit à ces maîtres en lucidité que sont ses devanciers : « Presque toutes les œuvres sont faites avec des éclairs d’imitation, avec des frissons appris et des extases pillées. »

1956 La tentation d’exister

Syllogismes de l’amertume s’était vendu à moins de 500 exemplaires et Gallimard avait envoyé les invendus au pilon, La tentation d’exister ne réalise pas un meilleur score malgré de bonnes critiques de la part de Mauriac, d’Alain Bosquet ou de Claude Elsen qui, dans Dimanche matin, considérait l’œuvre comme d’intérêt majeur : « Il n’y a sans doute pas eu, depuis vingt ou trente ans, dans l’ordre intellectuel, d’événement comparable à la publication de l’ouvrage de Cioran. »

Un ouvrage magistral, assurément, où s’exprime la question de la place de l’homme, du métèque que tous nous sommes appelés à devenir, dans une « civilisation essoufflée ». S’appuyant sur la sagesse des maîtres taoïstes, Cioran soutient l’idée que la vie intense, le « dérèglement de tous les sens », est néfaste et contraire à la quiétude et la sérénité, auxquels devrait aspirer tout être humain. Mais les vertus prônées par Lao-Tseu et ses disciples, la modération, l’oubli de soi, le dédain des biens terrestres et de la gloriole, ne peuvent prospérer sous nos latitudes. Nous sommes nés sous le signe de Prométhée et l’époque moderne a commencé « avec deux hystériques : Don Quichotte et Luther. » La contemplativité, l’ataraxie nous sont poisons, seuls nous mobilisent le bruit, la fureur, le vertige, la vitesse et l’ivresse, « seuls nous séduisent les esprits qui se sont détruits, pour avoir voulu donner un sens à leur vie. » Notre prétention au savoir universel, notre volonté de puissance sur les êtres et les choses, notre avidité de changement, sont la marque d’un ego boursouflé, d’une mégalomanie malsaine et destructrice.

Le diagnostic porté par Cioran sur l’état de santé de nos sociétés suffoquerait le lecteur s’il ne lui fournissait les clés du labyrinthe, tantôt empruntées à la philosophie extrême-orientale, tantôt au stoïcisme et au pyrrhonisme antiques : défiance envers le Verbe, liquidation de l’histoire au nom du présent, indifférence au monde et à son devenir – dissolution du Je enfin, cause et conséquence de nos tourments. Devenir onde, devenir sable, devenir nuage, cultiver la désinvolture et la futilité. « J’essaie de m’arracher à tout, de m’élever en me déracinant ; pour devenir futiles, nous devons couper nos racines, devenir métaphysiquement étrangers. »

1960 Histoire et utopie

Histoire et utopie* revisite le thème du fou d’histoire qui donnait force au Précis. Pour Cioran comme pour le sociologue Gustave Le Bon, l’histoire se confond avec celle des illusions populaires (croyances, idéologies, messianismes, utopies, prophéties, etc.) et c’est leur fondement mortifère qu’il s’acharne à démythifier. « Les illusions pénètrent lentement dans l’âme des foules, écrivait l’auteur de Psychologie des foules en 1910, mais lorsqu’elles y sont implantées, c'est pour longtemps, et il est impossible d’en prévoir les ravages.**» Cioran arrive peu ou prou au même constat : l’illusion est l’opium des peuples, seule la perspective d’un avenir radieux ou d’un paradis leur donne la force de supporter la roue de l’existence, la souffrance et la mort. « Nous n’agissons que sous la fascination de l’impossible : autant dire qu’une société incapable d’enfanter une utopie et de s’y vouer est menacée de sclérose et de ruine. »

Revers de la médaille, notre incorrigible utopisme, notre obsession à vouloir construire un monde idéal nous étouffent, nous arrachent à l’être pour nous projeter dans l’histoire, pathétique tragédie où chacun veut s’illustrer, féroce crépuscule que chacun veut frapper de son sceau. Depuis qu’il a pris la mesure de ses erreurs d’avant-guerre, Cioran a pris en grippe et la politique et ceux qui s’y engagent. N’y font carrière, à l’entendre, n’aspirent au pouvoir que les ratés, les détraqués, les « maniaques de l’avenir » et ils n’y peuvent parvenir que « par l’effet combiné de la ruse et du délire. » Sous quelque étiquette qu’il se présente, démocrate, républicain, socialiste ou autre, le politicien ne peut être qu’un intrigant qui, sous prétexte de vouloir administrer le bonheur des citoyens, vise in petto au pouvoir et au pouvoir absolu : un « tyran d’opérette ». La persistance des régimes autoritaires à travers l’histoire trouve son explication dans l’inclination des peuples et des individus à la servitude volontaire si bien décrite par La Béotie : combien ne choisissent-ils pas la soumission afin d’échapper à la corvée d’être soi, combien ne cherchent-ils pas un maître pour s’éviter l’effort de donner sens à leur existence, combien pourraient supporter l’idée de n’être pas gouvernés ? Le système démocratique, panacée universelle, n’échappe pas au feu roulant de la critique cioranienne : « Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie… Bonheur immédiat, désastre imminent – inconsistance d’un régime auquel on n’adhère pas sans s’enferrer dans un dilemme torturant. » Le moins mauvais, ou plus exactement le moins hypocrite des régimes, ne serait pas la démocratie, toujours à l’état de simulacre, mais le despotisme éclairé, « seul régime qui puisse séduire un esprit revenu de tout, incapable d’être complice des révolutions, puisqu’il ne l’est même pas de l’histoire.***» L’humanisme obligatoire, credo de nos sociétés de masse, lui inspire un de ses plus fameux aphorismes : « La multiplication de nos semblables confine à l’immonde ; le devoir de les aimer, au saugrenu. »

Le roumain ne parle pas la langue de bois et ce n’est pas le cercle grandissant de ses admirateurs qui s’en offusquera. Difficile de savoir quelle est la part du sérieux, celle de la provocation, dans ces jugements lapidaires tant ils versent dans la caricature. Quitte à forcer le trait, Cioran choisit de montrer les choses sous leur aspect le plus inquiétant afin de frapper les imaginations, de provoquer un salutaire électrochoc. La noirceur de ses anathèmes lui vaut l’appui des déçus de la modernité, ses rugissements de désespoir, son nihilisme historique, celui des anars de droite, on s’attache à ses formules à l’emporte-pièce, on vante la clarté et la pugnacité de son style. Même si sa morgue aristocratique, son antipathie envers le marxisme, et plus généralement sa répudiation de la politique, détonnent dans le paysage littéraire de la Guerre Froide, l’intelligentsia l’adopte, et son refus de composer avec la société de communication achève de faire de lui une figure culte. Faute de repères, on affilie ce docteur ès décadence à la génération de l’absurde de l’après-guerre, Ionesco, Beckett et consorts, mais le Sartre de La Nausée (1938) et le Camus de L’Étranger (1942) seront aussi évoqués. Quand on lui reproche son refus de tout système, son mépris de la rhétorique et de la dialectique, Cioran invoque les figures tutélaires de Zénon de Citium, de Marc-Aurèle, d’Epictète, de Sénèque ou se retranche derrière Nietzsche. « La philosophie n’est plus possible qu’en tant que fragments. Sous forme d’explosion. Il n’est plus possible, désormais, de se mettre à élaborer un chapitre après l’autre, sous forme de traité. En ce sens, Nietzsche a été libérateur. C'est lui qui a saboté le style de la philosophie académique, qui a attenté à l’idée de système.****»

* Sur le sujet, on lira avec profit le Dictionnaire des utopies de Michèle Riot-Sarcey, Thomas Bouchet & Antoine Picon (Éditions Larousse, 2002), Les utopies posthumaines de Sussan Rémi (Éditions Omniscience, 2005) et Anarchie, état et utopie de Robert Nozick (PUF, 1988).

** La Psychologie politique et la défense sociale.

***De l’inconvénient d’être né.

**** Entretiens.

1964 La chute dans le temps

La chute dans le temps constitue, avec Syllogismes, le livre préféré de Cioran : « Je tiens tout particulièrement aux sept dernières pages de La chute dans le temps, qui représentent ce que j’ai écrit de plus sérieux, déclara-t-il lors d’un entretien avec Sylvie Jaudeau en 1988. Elles m’ont beaucoup coûté et ont été généralement incomprises. On a peu parlé de ce livre bien qu’il soit, à mon sens, le plus personnel et que j’y ai exprimé ce qui me tenait le plus à cœur. Y a-t-il plus grand drame en effet que de tomber dans le temps ? » Le thème de la chute de la créature dans l’enfer de la durée est omniprésent chez Cioran, il prend racine dans Sur les cimes du désespoir, s’étoffe dans le Précis et Histoire et utopie (chapitre L’âge d’or), traverse l’œuvre en filigrane. Depuis que son ancêtre a goûté aux fruits de l’Arbre de la Connaissance, l’homme a appris à ses dépens que toute conscience est conscience du temps, première concrétisation de son éjection hors du paradis terrestre et de son éternel présent. « Quand on dénombrerait tous les maux dont souffrent la chair et l’esprit, écrit-il dans Histoire et utopie, ils ne seraient encore rien auprès de celui qui vient de l’inaptitude à nous accorder à l’éternel présent, ou à lui voler, pour en jouir, ne fût-ce que d’une parcelle. »

En retour, l’homme a hérité d’un destin, destin dont il sait n’être pas maître, et auquel il cherche par tous les moyens à échapper. Ainsi, après avoir terrassé son créateur présumé, livre-t-il simultanément combat contre la création, contre ses semblables et, last but not least, contre soi-même. Toujours en déficit d’existence, il épuise son semblant de réalité dans des entreprises toujours plus incongrues, dilapide ses ressources, croit évoluer alors qu’il s’empêtre un peu plus dans ses liens, prétend aux lumières quand il s’enfonce dans la ténèbre. Prométhée est bien son digne aïeul. Né sous le signe du feu, il est porté à la transgression, à la démesure et son histoire peut se résumer à une fuite en avant éperdue, à un après moi l’incendie !

Cioran emboîte le pas de Baudrillard qui, en 1970 avait été le premier à démonter les rouages de la société de consommation et à en stigmatiser les dérives. Son avènement a présidé à la rupture avec la transcendance, sous son égide l’homme se complait dans le superfétatoire et, son corollaire, le gaspillage. Sont de même rejeter progrès technique et productivisme industriel, sources de nuisances physiques autant que de dévoiement moral. Après la mort de Dieu, prophétisait Nietzsche, viendra le temps des derniers hommes : « On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais l’on révère sa santé. « Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes et ils clignent des yeux. »

Croire que le bonheur réside dans la consommation sans frein, qu’un produit nouveau est forcément plus fiable et de meilleure qualité, que l’innovation ininterrompue constitue une panacée universelle, comme tente de nous le faire accroire toute campagne publicitaire, relève de l’intoxication idéologique, de la névrose collective, névrose savamment entretenue par le système. En proie à la frustration chronique, infantilisé, déresponsabilisé, nucléarisé, l’individu n’a d’autre choix que celui de se soumettre aux diktats du marketing consumériste : consommer de façon compulsive, se gaver, remplir son bar, son congélateur, son dressing, accumuler sur ses étagères tous les bibelots et gadgets possibles et inimaginables, céder à tous les caprices et tocades tendance, se ruer sur le dernier blockbuster en date toutes affaires cessantes, en préambule duquel, lui sera, à son esprit défendant, injecté une dose massive de publicité et de moraline. L’homme, disait déjà Guy Debord, n’est plus que le spectateur d’une vie qui ne lui appartient plus – une vie mutilée dans son essence.

Le culte de la nouveauté pour la nouveauté, du changement pour le changement, la boulimie de sensationnel et d’informationnel, syndrome du toujours plus dénoncé par François de Closets, qui affectent l’ensemble de la société conduit l’individu – ravalé à la condition d’homo consomator – à abdiquer son libre-arbitre, à se comporter non pas en sujet pensant et agissant, mais en objet sondable, malléable et surveillable à merci, cobaye de laboratoire social à qui n’est offerte que la possibilité de conformer aux mœurs en vigueur et aux canons du jour, et qui n’y émet aucune objection. Comme la plèbe dans la romaine antique, au contraire il en redemande. Toujours plus d'ice creams et d'hamburgers, toujours plus de jeux, toujours plus de méga-shows, toujours plus de sensations fortes, exige-t-il. « La civilisation, avec tout son appareil, écrit Cioran, se fonde sur notre propension à l’irréel et à l’inutile. Consentirions-nous à réduire nos besoins, à ne satisfaire que les nécessaires, elle s’écroulerait sur l’heure. Aussi, pour durer, s’astreint-elle à nous en créer toujours de nouveaux, à les multiplier sans trêve, car la pratique généralisée de l’ataraxie entraînerait pour elle des conséquences bien plus graves qu’une guerre de destruction totale. »

Non contents de refuser de savoir de quel prix nous payons nos « progrès », nous autres occidentaux cherchons à inoculer nos vices, nos affres et nos poisons à l’ensemble de l’humanité, aussi nous empressons-nous tout spécialement auprès des communautés considérées par nous comme sous-développées, ces arriérés d’entre les arriérés demeurés à l’âge de pierre, ces nomades épris d’espace et de liberté, ces ethnies montagnardes vivant en symbiose avec leur environnement, ces tribus indonésiennes ou amazoniennes arc-boutées à leur culture et à leurs traditions. Par vagues successives, nous autres, maîtres d’œuvre du meilleur des mondes, leur avons envoyé nos missionnaires, nos ethnologues, nos médecins, nos prospecteurs, nos négociants et nos négociateurs, et, cerise sur le gâteau, nos organisations humanitaires, nos hordes de touristes et nos distributeurs de Coca-Cola. « L’intérêt que le civilisé porte aux peuples dits arriérés est des plus suspects, s’insurge Cioran. Inapte à se supporter davantage, il s’emploie à se décharger sur eux du surplus des maux qui l’accablent, il les engage à goûter à ses misères, il les conjure d’affronter un destin qu’il ne peut plus braver seul. À force de considérer la chance qu’ils ont de n’avoir pas « évolué », il éprouve à leur égard les sentiments d’un risque-tout, déconfit et désaxé. De quel droit restent-ils à l’écart, en dehors du processus de dégradation qu’il endure, lui, depuis si longtemps et auquel il ne parvient pas à ses soustraire ? La civilisation, son œuvre, sa folie, lui apparaît comme un châtiment qu’il s’est infligé et qu’il voudrait à son tour faire subir à ceux qui y ont échappé. »

Ils vivaient encore au temps du rêve, en-deçà ou au-delà du bien et du mal, ignoraient l’existence du cours du pétrole et des fuseaux horaires, n’avaient aucune idée de ce que pouvait représenter un dollar ou un téléphone portable, ne connaissaient ni le progrès ni la modernité, nous les leur avons servis on the rocks. Ce sont pourtant chez ces peuples ingénus, victimes de notre impérialisme civilisationnel que nous avions quelque chance de trouver trace de cette humanité, de ce respect de l’autre et de la nature après lesquels notre société malade de la vitesse court en pure perte. « Des restes d’humanité, on n’en trouve encore que chez les peuples qui, distancés par l’histoire, ne mettent aucune hâte à la rattraper. À l’arrière-garde des nations, nullement effleurés par la tentation du projet, ils cultivent leurs vertus démodées, ils se font un devoir de dater. « Rétrogrades », ils le sont assurément, et persévéreraient dans leur stagnation, s’ils avaient les moyens de s’y maintenir. »

Plutôt que de nous adonner à la psychanalyse, « thérapeutique sadique, habile à irriter nos névroses de privilégiés, et singulièrement experte en l’art de substituer à nos malaises naïfs des malaises alambiqués », nous parviendrions mieux à guérir nos ivresses et nos aliénations en renonçant à nos fictions, en nous abandonnant à nos humeurs, en laissant libre cours à nos instincts.

Dans les dernières pages auxquelles il a été fait allusion, on assiste à un vigoureux plaidoyer en faveur de la réhabilitation des larmes, à une apologie de l’extériorisation des émotions. Contrairement à la parole, forme d’expression policée, sans liaison avec nos profondeurs, qui a perdu ses vertus toniques, les larmes, le cri, le hurlement aident à nous délivrer du poids de la vie, à évacuer nos frustrations, nos rages et nos rancœurs. « Pour être normaux, pour nous conserver en bonne santé, nous ne devrions pas nous modeler sur le sage mais sur l’enfant, nous rouler par terre et pleurer toutes les fois que nous en avons envie. Quoi de plus lamentable que de le vouloir et de ne pas l’oser ? Toute une partie des infirmités qui nous harcèlent, tous ces maux diffus, insidieux, indépistables, viennent de l’obligation où nous sommes de ne pas extérioriser nos fureurs ou nos afflictions. »

L’ouvrage se conclut par la peu réjouissante évocation de la menace qui pèse sur l’homme, créature qui après être tombée dans le temps [celui de la chronologie], s’apprête à tomber hors du temps, déchéance due tant à sa mégalomanie qu’à son orgueil, qui se traduirait par un enlisement « dans l’inerte et le morne, dans l’absolu de la stagnation, où le verbe lui-même s’enlise faute de pouvoir se hisser au blasphème et à l’imprécation. »

1969 Le mauvais démiurge

En 1965, la réédition en poche du Précis est remarquée des étudiants qui le lisent et le commentent avec passion. Mais Cioran n’est ni Debord ni Vaneigem – encore moins Sartre, qu’il exècre (« un petit Napoléon de la pensée ») – et lui qui se trouve aux premières loges se contentera d’assister au non-évènement de mai 68 en observateur impassible et muet. Descendre dans la rue, haranguer les foules, se salir les mains, épouser une cause, n’incombe pas au « penseur d’occasion » qu’il se targue d’être. Investi d’aucune mission, d’aucun message, jaloux de son indépendance, résolu à conserver son statut, si péniblement acquis, de sage au-dessus de la mêlée, Cioran se refusera toujours à commenter l’actualité, à s’impliquer, à s’engager. Sa révulsion envers toute forme de prosélytisme, sa hantise d’être récupéré, l’amèneront à éviter toute publicité intempestive, à décliner tout interview, à fuir comme la peste les médias. Jamais sans doute penseur de cette envergure n’a à ce point souhaité s’absenter de son siècle, rejeté tout compromis avec les vérités inactuelles qu’il véhicule. « Voici un écrivain, écrit Jean-Paul Enthoven dans sa préface à une réédition ultérieure du Précis, qui a poussé si loin l’art de l’invisibilité, que l’on est parfois en droit de s’interroger sur sa propre existence. » Derrière tout donneur de leçon, tout idéologue, tout meneur de foules*, Cioran flairait immanquablement l’imposteur et l’histrion. Qui parle au nom des autres, qui dit nous alors qu’il pense je – lui qui avait assisté in situ aux grandes messes hitlériennes n’était-il pas bien placé pour le savoir ? – est selon toute probabilité un arriviste, un démagogue, voire un dictateur en herbe.

* Lire à ce sujet Psychologie des foules de Gustave Le Bon (PUF)

La publication de Le mauvais démiurge passera pour ainsi dire inaperçue… sauf du pénétrant Jacques Lacarrière qui, quelques années plus tard, dans son livre Les gnostiques le décrira comme un ouvrage de premier ordre : « Le précis de décomposition, La tentation d’exister, Le mauvais démiurge sont des textes qui rejoignent les plus hautes fulgurances de la pensée gnostique. » Cioran, qui dans un entretien ultérieur expliquera ne pas croire en Dieu mais être profondément religieux, y expose une conception manichéenne du monde proche du gnosticisme, doctrine dont il a commencé à se réclamer dès son arrivée en France.

Les gnostiques, nom donné à diverses sectes regroupées au cours des premiers siècles de notre ère à Alexandrie, Antioche et Rome, concevaient le monde comme la résultante de deux principes antagonistes : d’un côté, une divinité mauvaise, créatrice de la matière et pétrisseuse de notre substance charnelle, elle régit le cercle dantesque dans lequel nous sommes précipités ; de l’autre, un dieu juste et bon, qui règne sur une sphère de lumière transcendantale inaccessible à la créature déchue et aliénée.

Les gnostiques se proposaient d’entretenir l’étincelle divine que nous a insufflée ce dernier, de la rapporter à notre mort aussi pure et intacte que possible au feu céleste primordial. Ils prônaient l’insoumission à l’égard de tous les pouvoirs, qu’ils soient ecclésiastiques ou séculiers, rejetaient le dieu de la Bible – le mauvais démiurge –, récusaient certaines institutions temporelles comme le mariage, la famille ou la procréation, pratiquaient l’amour libre, le coitus interruptus et la magie – doctrine qui les fit condamner par les Pères de l’Église. Comme Simon le Mage, Ménandre, Saturnin, Basilide, Valentin, Cioran reconnaît « être au monde mais n’être pas de ce monde », œuvre d’une divinité machiavélique qui se plait à attiser nos tourments, à contrecarrer nos projets, à fouler aux pieds nos idéaux, à nous laisser dans les affres.

1973 De l’inconvénient d’être né

De l’inconvénient d’être né (1973) est le premier de ses ouvrages dont la diffusion dépasse le millier d'exemplaires. Quelques années avant sa mort, il le classera comme son livre préféré : « J’adhère à chaque mot de ce livre qu’on peut ouvrir à n’importe quelle page, et qu’il n’est pas nécessaire de lire en entier. » C'est son livre le plus radical, celui dans lequel il s’embarrasse le moins de circonlocutions, il y élève le désabusement au niveau de l’amor fati, y célèbre le culte du vide avec l’élégance d’un dandy funambule.

Pour les peuples comme pour les individus, la jeunesse est le temps de l’excès et de la démesure, et en la circonstance, le roumain semble avoir usé d’un élixir de jeunesse, jusqu’à la fin de sa vie n’entretiendra-t-il pas le flambeau de la rébellion sans cause avec une constance qui laisse pantois ? Il a eu soixante-ans en 1971, il entre dans ce qu’il est convenu d’appeler le « troisième âge ». Quelle leçon en tire-t-il ? Aucune. L’expérience est un peigne sans dents, se plait-il à répéter, paraphrasant Lichtenberg, un de ses condisciples en humour vache. « Ce que je sais à soixante ans, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d’un long, d’un superflu travail de vérification. »

À son grand dam, sa notoriété ne cesse de s’étendre. En 1969, Le Monde lui avait consacré une double page, avec un article de Gabriel Marcel, « Un allié à contre-courant » ; au cours des années soixante-dix Gallimard réédite dans sa collection Idées Folio certains de ses titres : en 1974, La tentation d’exister ; en 1976, Syllogismes de l’amertume ; en 1977 ; Histoire et utopie ; en 1979, Écartèlement ; en 1983, De l’inconvénient d’être né. À l’étranger les traductions se multiplient, on l’invite à donner des cours ou des conférences, à participer à des débats mais Cioran se voit mal donner des leçons ex cathedra, il tient à sa vie réglée comme du papier à musique, ne souhaite que de s’entourer de calme et de solitude. « Ceux qui sont seuls et qui se lamentent ne connaissent pas leur bonheur. » En 1975, une université américaine va jusqu’à lui proposer un poste à sa mesure ; malgré de substantiels avantages, il refuse, tant il a horreur d’affronter des visages nouveaux. L’Amérique le révulse : « Pourquoi y aller ? À quoi bon se démener pour voir nos malheurs en pire ? »

Dans le milieu universitaire, on le lit, on le relit, on le commente. Parmi ses admirateurs : Jean-François Revel, Hector Biancotti, Roger Nimier, Angelo Rinaldi, Jacques Sternberg, Dominique Fernandez, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq. Pour le critique littéraire François de Crouzet, Cioran n’évoque rien moins que : « « Buster Keaton jouant dans Sophocle. » Pour d’autres, c'est le Diogène des temps modernes. Qu’il le veuille ou non, cet iconoclaste est devenu une icône, on le reconnaît dans la rue, le public cultivé sait au moins son nom. Dans les magazines, on met ses aphorismes à toutes les sauces, le bouche à oreille fait le reste. Son aura un peu sulfureuse lui attire l’estime d’une nouvelle génération, les jeunes se passent ses livres sous le manteau, on le lit presque en cachette, avec l’impression de lamper une eau-de-vie de contrebande. Combien d’entre eux ne se sentent-ils pas à un degré ou à un autre habités par le sentiment tragique de la vie, que nul mieux que lui ne sait exprimer ? Combien ne souscrivent-ils pas à sa répudiation virulente de la modernité, de ses fausses valeurs, de ses vaines gloires ? « Nous pouvons vivre comme les autres vivent, et pourtant cacher un non plus grand que le monde : c'est l’infini de la mélancolie. »

Parmi ses détracteurs Camus, Sartre, Bernard-Henri Lévy ou Nancy Huston, qui, avec un humour corrosif, décrit Cioran comme « un solipsiste* typique pour ne pas dire caricatural. Il semble ne s’être jamais demandé ce qu’il serait devenu, adopté à la naissance par un couple du Middle West américain ou élevé dans une tribu d’aborigènes de la Nouvelle-Guinée. » Dans une envolée dont il a le secret, Denis Grozdanovitch le compare à un prédicateur ayant raté sa vocation : « Chacun sait que désespérer son auditoire dans une première période afin de vanter les avantages et béatitudes du divin dans la seconde est la méthode rhétorique éprouvée des prédicateurs, écrit-il dans Rêveurs et Nageurs. Cioran qui, lui, nous inflige en permanence la première mais nous prive de la seconde et qui se considère probablement comme une sorte de grand stoïque glacé un peu démoniaque, ne soupçonne manifestement pas à quel point il n’est peut-être, en réalité, que la triste moitié inconsciente d’un évangélisateur. »

* Selon le Robert, le solipsisme est une théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même.

1977 Essai sur la pensée réactionnaire

Dans Joseph de Maistre, texte daté de 1957 et publié en 1977 aux Éditions Fata Morgana, notre professeur es désespoir se livre à une étude architecturée de la pensée réactionnaire. Autre exilé de marque, l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg (1753-1852) est connu pour être le théoricien de la contre-révolution chrétienne et ultramontaine et Cioran voit dans cet « esthète fourvoyé dans le catholicisme », ce « Machiavel de la théocratie », un frère en exécration, un expert en ricanements et en fulminances. « Ce qui fait durer une œuvre, avait-il relevé dans Syllogismes de l’amertume, ce qui l’empêche de dater, c'est sa férocité », et les pamphlets, les diatribes de de Maistre n’en sont pas dépourvus. Mais c'est sa partialité, son hostilité au changement, sa clairvoyance ontologique que Cioran juge édifiants, et dignes d’intérêt. « Toute sagesse et, à plus forte raison, toute métaphysique, sont réactionnaires, ainsi qu’il sied à toute forme de pensée qui, en quête de constances, s’émancipe de la superstition du divers et du possible, écrit-il dans sa préface aux Soirées. Contradiction dans les termes qu’un sage, ou un métaphysicien, révolutionnaire. À un certain de gré de détachement et de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c'est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier. »

Restent l’excellence du style, l’élégance des formules, louées tant par Baudelaire que de Barbey d’Aurevilly et que Cioran n’est pas en mal d’expliquer : « Pourquoi les conservateurs manient-ils si bien l’invective, et écrivent-ils en général plus soigneusement que les fervents de l’avenir ? C'est que, furieux d’être contredits par les événements, ils se précipitent, dans leur désarroi, sur le verbe dont, à défaut d’une plus substantielle ressource, ils tirent vengeance et consolation. »

Infréquentable pour certains, démystificateur pour d’autres, Cioran se voit en 1977 décerné le prix Sainte-Beuve pour l’ensemble de son œuvre. Il le refuse comme il avait refusé ceux qu’on lui avait déjà décernés ou proposés (Combat, Nimier et Morand). Depuis La Rochefoucauld nous savons que « le refus des louanges est un désir d’être loué deux fois », mais, en l’occurrence, la sincérité de Cioran peut difficilement être mise en doute. Année après année, on le voit repousser avec obstination les perches des médias audiovisuels, refuser toute interview, écarter les journalistes, on le verra même décliner une invitation à l’émission Apostrophes de Bernard Pivot. « Je suis resté inconnu durant une trentaine d’années, mes livres ne se vendaient pas. J’ai très bien accepté cette condition et elle correspondait à ma vision des choses. L’anonymat a des côtés amers, mais c'est un état de paix extraordinaire. »

Aux étudiants qui souhaitaient écrire des thèses sur ses livres, il les en dissuadait fortement, prétendait qu’ils manquaient de corps, il ne fallait pas le prendre au sérieux quelqu’un qui gamin jouait au football avec des crânes entre les tombes d’un cimetière. Il n’était qu’un saltimbanque, un prophète fin de siècle dont le seul mérite était de suivre à la lettre le précepte donné par Sénèque à son ami Lucilius : « Revendique la propriété de ta personne. Sois propriétaire de toutes tes heures. Tu seras moins esclave du lendemain si tu te rends maître du présent. » Lorsqu’on lui demandait ce qu’il pensait de la théorie de métempsycose vaguement évoquée par le précepteur de Néron dans ses fameuses Lettres, notre clown triste répondait par une pirouette : « Le malheur veut qu’une fois lucide, on le devienne toujours davantage : nul moyen de tricher ou de reculer. Et ce progrès s’accomplit au détriment de la vitalité, de l’instinct. »

Dévoré par le sentiment de son insignifiance, le roumain s’imaginait mal fournir un modus vivendi à une jeunesse déboussolée par l’effondrement des utopies collectives, désigner le chemin de la vertu à des aspirants philosophes en mal de repères et sa hantise a toujours été d’inspirer des disciples, de fonder une chapelle, de jouer au maître d’œuvre ou à l’apprenti sorcier. « De tous les écrivains qui furent rebelles aux attentes collectives de leur époque, écrit Jean-François Gautier, Cioran se montra le plus conséquent, souffrant, sa vie durant, de se trouver en permanence dans la situation crucifiante soit de se claquemurer dans le silence, au risque d’être happé par l’imperturbable mécanique de la folie, soit de répondre par des livres à son besoin d’écrire, au risque de diffuser des opinions convaincantes pour autrui – et de se trouver menacé par le pire des échecs : susciter des disciples. »

Quelle doctrine cet adepte du non-agir aurait-il pu inculquer à d’éventuels disciples, quelle vérité leur insuffler, quelle action leur proposer sinon celle d’apprendre à conjuguer le verbe être au présent ? « C'est se fourvoyer, disait-il, que de suivre les pas d’un sage, si on ne l’est pas soi-même. » À quoi bon savoir, et comprendre, et apprendre, et penser ? On n’accède pas sans péril à un haut degré de science, la connaissance des lois de la nature fait de l’homme une créature sans racines qui vit dans l’angoisse de la mort – qui y aspire en secret. C'est pour oublier cette fatale fascination qu’elle se forge une histoire, qu’elle s’abandonne à la frénésie, qu’elle s’invente des moyens d’évasion toujours plus factices. À l’Arbre de la Connaissance s’oppose l’Arbre de Vie, qui ne peut croître qu’en terre d’innocence, de silence et d’oubli de soi. « Pour l’animal, la vie est tout ; pour l’homme, elle est un point d’interrogation. Point d’interrogation définitif, car l’homme n’a jamais reçu ni ne recevra jamais de réponse à ses questions. Non seulement la vie n’a aucun sens, mais elle ne peut en avoir un. »

1979 Écartèlement

Début 1979 sort Écartèlement, essai qui revisite certains thèmes abordés par Spengler dans son maître ouvrage Le déclin de l’Occident (1918-1922). Alors que le penseur allemand ausculte les domaines sociaux, économiques, culturels et politiques afin d’échafauder sa théorie, Cioran prend le pouls de la philosophie, de la morale, de la religion et de la vie intellectuelle pour éclairer le lecteur sur le piètre état des sociétés occidentales et en annoncer leur ruine imminente.

Plus que la désagrégation du seul Occident, assimilé à une frénétique Tour de Babel, le préoccupe celle, d’une autre ampleur, de l’espèce humaine. Sa vision de l’eschatologie n’incite guère à l’optimisme : l’homme a d’ores et déjà donné le meilleur de lui-même et quelque prouesse qu’il réussisse à l’avenir aucune ne pourra faire oublier les sublimes réalisations des antiques civilisations, celles de la Grèce, de l’Inde ou de la Chine. Depuis, dédaignant le spirituel, l’humanité s’enfonce dans le matériel et l’irrationnel, et les progrès technologiques dont elle est si fière pourraient bien hâter sa déconfiture plutôt que de la retarder. Aucune créature, et l’homme ne saurait faire exception à la règle, ne saurait transgresser impunément les lois de l’univers, fouler aux pieds les équilibres biologiques, aussi doit-on s’attendre à ce que Georges Duhamel appelait l’immanente justice de la nature mette bientôt un terme à sa présomption. « L’entreprise de Prométhée est compromise pour toujours, avance Cioran. L’homme, ayant violé toutes les lois non écrites, les seules qui comptent, et franchi les frontières qui lui étaient assignées, s’est élevé trop haut pour ne pas exciter la jalousie des dieux, qui, décidés à le frapper, l’attendent maintenant au tournant. » Dommage que personne n’ait conseillé à Roland Emmerich, le réalisateur de 2012 nous étions prévenus, qui, à grands renforts d’effets spéciaux, montre à quoi pourrait ressembler une telle apocalypse, d’inscrire cette prophétie en exergue à son film, elle y aurait été à sa place.

Fin 79, Aveux et anathèmes connaît un surprenant succès de librairie : 30.000 exemplaires vendus. Une fois encore, cet essai se présente sous la forme d’un recueil d’aphorismes et de fragments regroupés en courts chapitres. « Il m’est impossible, écrit-il dans ce qui ressemble fort à un testament, de savoir si je me prends au sérieux. Le drame du détachement, c'est qu’on ne peut en mesurer le progrès. On avance dans un désert, et on ne sait jamais où on est. » Ce sera l’avant-dernier essai de Cioran à paraître de son vivant, si l’on excepte Vacillations (1979), en collaboration avec Pierre Alechinsky, comprenant 32 lithographies originales du dessinateur et L’élan vers le pire (1988), un album de portraits en noir et blanc réalisés par d’Irmali Jung, émaillé de quelques aphorismes inédits.

1986 Exercices d’admiration

Paru en 1986, Exercices d’admiration réunira les articles, préfaces et portraits rédigés entre 1957 et 1980 sur différents écrivains que Cioran affectionnait. Certains, tels Beckett, Mircea Eliade, Michaux ou Guido Ceronetti, comptaient parmi ses intimes ; les autres (Joseph de Maistre, Paul Valéry, Saint-John Perse, Roger Caillois, Borges, Scott Fitzgerald, Weininger, etc.) parmi ceux qui avaient contribué à sa formation intellectuelle. Les dernières pages comptent parmi les plus belles écrites par le roumain. Sa Confession en raccourci, dans laquelle il livre sa conception de l’écriture est à cet égard une révélation et amène ses lecteurs à s’interroger : ne doit-on pas considérer ce courtisan du néant comme un poète autant qu’un moraliste ? « Je n’ai envie d’écrire que dans un état explosif, dans la fièvre ou la crispation, dans une stupeur muée en frénésie, dans un climat de règlements de comptes où les invectives remplacent les gifles et les coups. [...] Je n’ai pas écrit une seule ligne à température normale. » Sa description d’une mystérieuse inconnue, « qui aurait dû naître ailleurs, et à une autre époque, au milieu des landes de Haworth, dans le brouillard et la désolation, aux côtés des sœurs Brontë », laisse entrevoir quel poète l’auteur de Sur les cimes du désespoir aurait pu être.

On connaissait sa passion du vélo, son goût pour la cuisine et les vins du sud-ouest, on ignorait son admiration pour l’impératrice Elizabeth de Wittelsbach, dont le tragique destin lui inspira un texte magnifique, Sissi ou la vulnérabilité : « Elle [Sissi] savait que la folie était en elle, et cette menace la flattait peut-être. Le sentiment de sa singularité la soutenait, la portait, et les tragédies qui se sont abattues sur sa famille n’ont fait que favoriser sa résolution de s’éloigner des êtres et de fuir ses devoirs, offrant ainsi un rare exemple de désertion. »

Ironie du sort, lui qui ne souhaite rien tant que garder l’incognito (« Il y a du charlatan dans quiconque triomphe en quelque domaine que ce soit ») voit de nombreux essayistes se pencher sur ses travaux. Ainsi, en 1983, Susan Sontag traitera de Cioran et la filiation nietzschéenne dans le chapitre Penser contre soi in Sous le signe de Saturne (Éditions du Seuil). En 1985, Clément Rosset publiera Le mécontentement de Cioran in La Force majeure (Éditions de Minuit). Au début 1986, la revue City Magazine publie un article de Patrice Bollon, Cioran, l’aristocrate du doute. En 1987, Gabriel Matzneff signe Cioran, l’immense écrivain que vous ne connaissez pas dans le Figaro Magazine.

Cioran assiste goguenard à l’extension de sa notoriété ; le succès pourtant lui pèse, les sollicitations des médias, la recension de ses ouvrages dans la presse spécialisée, le débat autour de ses écrits, sont de plus en plus ressentis comme une atteinte à sa sacro-sainte liberté, une épine au flanc de son dilettantisme. S’il ne lui déplaisait pas de voir ses aphorismes dégustés en petit comité, devoir s’expliquer – lui qui n’a rien à expliquer –, devoir commenter son œuvre sur la place publique lui déplait souverainement. « Toute réussite, dans n’importe quel domaine, entraîne un appauvrissement intérieur. » Être compris l’indiffère au plus haut point, il n’écrit pas pour ses contemporains, mais pour les survivants de l’apocalypse, qu’il juge fatale : l’humanité creuse sa tombe de sa propre main. « Des arbres massacrés. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout. L’homme s’étend. L’homme est le cancer de la terre. » Réaction à chaud, mouvement d’humeur, où se fait jour une obsession majeure, limite néo-malthusienne : l’accroissement démographique. Sa prolifération entraîne l’humanité vers l’état de fourmilière, déjà elle a perdu apparence humaine, se complait dans la promiscuité et les atmosphères confinées. Son extinction, à laquelle Cioran ne désespère pas d’assister, ne laissera aucune trace dans les annales de l’univers si ce n’est celle d’une traînée de cendres radioactives.

Au mois d’avril 1988, une rumeur, relayée par les médias, affirme que Cioran (alors âgé de 77 ans) se serait suicidé par empoisonnement. C'était l’avoir mal lu : « Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui ne peuvent plus l’être. Les autres, n’ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-il de mourir ? » De fait, après 48 heures d’hospitalisation, il réintègre son appartement, épisode sans commentaire. La consécration – « la pire des punitions pour un écrivain » – survient en juin 1989, lorsque Paris Match lui consacre une pleine page : Mais qui est donc Cioran ?

Au dire de ses proches, cet homme secret, qui veillait férocement sur sa vie privée et se retirerait des heures en soi-même, se révélait moins misanthrope que sa réputation ne le soutenait. Hôte affable et courtois, prêt à rendre service, à dépanner un ami ou un inconnu dans le besoin, il appréciait autant la compagnie des petites gens que celle des lettrés, trop imbus de leur supériorité à son goût pour être vraiment profonds. « Les interjections d’une vieille illettrée nous éclairent davantage que la sagesse d’un philosophe. » Attaché à ses habitudes, il partageait son emploi du temps entre la marche, l’écriture, la lecture et l’écoute de la radio. Moins intéressé par la politique que par les faits divers, révélateurs à ses yeux de la dissolution des mœurs, il suivait avec intérêt le développement des affaires qui tenaient en haleine l’opinion publique, ne s’étonnait guère qu’il y eût encore des guerres, des massacres, tant la barbarie et l’intolérance restent ancrées au cœur de l’homme. Constat amer qui ne l’empêchait pas de prendre fait et cause pour les victimes, de se ranger par principe au côté des offensés et humiliés. « On doit se ranger du côté des opprimés en toute circonstance, même quand ils ont tort, sans pourtant perdre de vue qu’ils sont pétris de la même boue que leurs oppresseurs. » Pour Cioran comme pour Dostoïevski, le temps de l’innocence est à jamais révolu, désormais nous sommes tous coupables de tout envers tous.

Fin de partie

Atteint de la maladie d’Alzheimer à la fin des années 80, Cioran ne quitte son domicile que pour de brèves déambulations au Jardin du Luxembourg en compagnie de Simone ou un de ses proches. « J’ai pu suivre à la fin des années 80 le désarroi de sa compagne, son désespoir, devant l’effondrement physique et mental de son idole, se remémore Neagu Djuvara.*» Dans son livre Mes ports d’attache qui paraîtra chez Grasset en 1994, Louis Nucéra, autre fana de la petite reine, décrira sa rencontre avec lui en ces termes : « Sa voix était rapide et lasse. Parfois, il ne finissait pas ses phrases, comme si tout lui semblait inutile. De ses gestes émanait une sensation d’épuisement. »

En 1991, France Loisirs publie le Précis en édition club avec une préface de son ami Jean-Paul Enthoven. Cioran se désintéresse peu à peu de la vie intellectuelle et la reconnaissance de son œuvre l’amuse plus qu’elle ne le comble d’aise. « Quelque chose en moi s’est détraqué, confie-t-il à Hector Biancotti. Tout doit avoir une fin. » Parvenu de son propre aveu au stade de la « lucidité stérile », il n’éprouve plus la nécessité d’écrire. « À la vérité, j’écris de moins en moins, et je finirai sans doute par ne plus écrire du tout, par ne plus trouver le moindre charme à ce combat avec les autres et avec moi-même. » Pressé par certaines de ses relations, dont sa compagne, il consent à accorder quelques brefs entretiens et interviews à des critiques littéraires français et étrangers à son domicile, rue de l’Odéon. En particulier à Sylvie Jaudeau, entretien enrichi d’une analyse de ses œuvres qui sera publié aux Éditions José Corti. « Le moindre mouvement est néfaste, déclare l’adepte des philosophies orientales qu’il est devenu. On déclenche des forces qui finissent par vous écraser. Vivre vraiment, c'est vivre sans but. »

En décembre 1994, le Magazine Littéraire consacre un dossier à Cioran, avec des lettres inédites. En mai 1995, les Éditions Gallimard rééditeront ses Œuvres complètes dans la collection Quarto ainsi qu’un recueil d’entretiens, réalisés entre autres par François Bondy, Fernando Savater, Michael Jakob, Jean-François Duval et Bernard Henri Lévy. Peu de temps avant la disparition de l’intéressé, Gabriel Liiceanu publiera aux Éditions Michalon Itinéraires d'une vie : E.M. Cioran suivi de Les continents de l'insomnie, une biographie illustrée des plus improbables documents iconographiques (photos, lettres, relevés de livret scolaire, passeports, bulletin de santé, notes d’auberge, etc.)

Cioran s’éteint le 20 juin 1995 à l'âge de quatre-vingt-quatre ans à l’hôpital Broca. Prêt depuis sa puberté à honorer dans la dignité ce rendez-vous, l’aphoriste avait préféré rédiger avant l’heure son mot de la fin : « Après tout, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant. »

Ses obsèques religieuses eurent lieu à l'église des Saints-Archanges, au pied de la montagne Sainte-Geneviève. Parmi les personnalités présentes : Simone Boué, Jean d’Ormesson, Jean-Edern Hallier, Gabriel Matzneff, Antoine Gallimard. Au même endroit avait eu lieu, le 1e avril 1994, l’adieu à un autre Roumain qui avait choisi la France et sa langue : Eugène Ionesco. Selon le correspondant de L'Humanité, « l’atmosphère était fervente, la cérémonie, concélébrée par trois prêtres aux lourdes chasubles dorées, ponctuée d’émouvants chants orthodoxes. Sur le cercueil recouvert de gerbes et de couronnes, une main anonyme avait déposé deux roses. Marie-France, fille de Ionesco, lut un message du roi Michel de Roumanie, rendant hommage « à celui qui a illustré la spiritualité roumaine en ce qu’elle a de plus vivant et de plus virulent ». Au nom de la communauté roumaine, un prêtre a associé à Cioran le souvenir de Mircea Eliade et de Ionesco, « Ils ont contribué à la gloire de la littérature française, ont fait honneur à la France qui les a adoptés », et à la Roumanie, qui leur « a apporté les bases philosophiques et intellectuelles. » Cioran a été ensuite inhumé au cimetière du Montparnasse dans l’intimité.

Imbroglio juridique

Quelques mois plus tard, Simone Boué, compagne et légataire universelle de l'écrivain, fera don de ses papiers à la bibliothèque Jacques-Doucet, connue pour son riche fonds d'archives littéraires. En septembre 1997, après le décès de cette dernière par noyade (on a avancé l’hypothèse du suicide), une trentaine de cahiers Gilbert Jeune et Oxford à spirale rédigés de la main de Cioran sont retrouvés lors du vidage de l'appartement du 21 rue de l'Odéon. Y figurent les brouillons du Précis de décomposition et des notes qui vont se révéler être le journal intime du philosophe couvrant la période 1957-1972. Jean-Sébastien Dupuit, directeur du Livre et de la Lecture au Ministère de la Culture, Yannick Guillou, l'éditeur de Cioran chez Gallimard, le poète Yves Peyré, directeur de la bibliothèque Jacques-Doucet et un notaire, évaluent dans un premier temps la trouvaille à 7.600 euros, s’en saisissent et quittent les lieux après une brève inspection.

Henri Boué, frère de Simone et son légataire universel, fait alors appel à une entreprise de débarras. Simone Baulez, une brocanteuse des puces de Montreuil est mandatée pour « débarrasser complètement l’appartement ». Flairant la bonne affaire, elle vide les placards, récupère tout ce qui lui tombe sous la main, dont des liasses de papiers, des photos, un carton de dessins, des bibelots. Elle pense à vider la cave, ce qui n’avait pas été fait, y trouve des cahiers manuscrits qui, on l’apprendra plus tard, font suite aux fameux cahiers 57-72, ainsi que les premières moutures de De l'inconvénient d'être né, d’Écartèlement et d’Aveux et anathèmes.

Les années passent. Sept ans plus tard, en 2005, un catalogue de l'étude Wapler, commissaire-priseur à Paris, annonce pour le 2 décembre une alléchante vente de manuscrits à l'hôtel Drouot, dont des cahiers de Cioran. Sont également mis aux enchères un buste en plâtre de Cioran non signé (qui trouvera preneur à 1.500 euros), son bureau et autres menues babioles. In extremis, la vente du lot est interrompue par la Cour d'Appel de Paris. La bibliothèque Jacques-Doucet, représentée par Yves Peyré, s'estime propriétaire des cahiers dont elle vient d’apprendre l'existence dans La Gazette de Drouot. L’avocat engagé par Simone Baulez fait valoir que sa cliente en est la légitime propriétaire, attendu qu’aux yeux de la loi « le découvreur d'un trésor est son inventeur et donc son propriétaire » La curée est repoussée aux calendes grecques.

En décembre 2008, on apprend que les manuscrits réclamés par la bibliothèque Doucet seront restitués à leur découvreuse Simone Baulez. Expertisé entre 120.000 et 150.000 euros en 2006, le trésor en vaudrait aujourd'hui près d’un million. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le ministère de la Culture de Roumanie se proposerait d’en faire l’acquisition. On imagine sans peine le ricanement de Cioran à la vue du ballet des piranhas, des tractations entre marchands de tapis et chiffonniers pour récupérer les miettes de son festin. Lui qui, dans La tentation d’exister, avait déclaré : « Seuls subsistent d’une œuvre deux ou trois moments : des éclairs dans du fatras. Vous dirai-je le fond de ma pensée ? Tout mot est un mot de trop. »

Posthumité

Anthologie du portrait, publié en 1996, regroupe une quarantaine de portraits dus à des mémorialistes, du « vertigineux Saint-Simon » à l’historien Tocqueville, en passant par Mme du Deffand, Marmontel, Rivarol, le duc de Lévis, Mme de Staël, Joubert, Talleyrand, Benjamin Constant, Chateaubriand ou Sainte-Beuve. Les portraités ont pour nom le duc de Noailles, Fontenelle, Napoléon, Jean-Jacques Rousseau, le duc d’Orléans, Talleyrand, Lafayette, etc. C'est à un voyage à travers le Siècle des Lumières, de ses ombres et de ses éclats, que nous convie Cioran qui, dans sa préface, prend soin de noter : « Le portrait en tant que genre est issu de la vengeance et du cauchemar de l’homme de bonne compagnie qui a trop pratiqué ses semblables pour ne point les exécrer. »

En 1997, Simone Boué avait décidé de créer une bourse Cioran grâce à un legs pris sur ses droits d’auteur afin de permettre à un essayiste de réaliser un projet littéraire. Depuis lors, cette bourse est remise une fois par an au Centre National du Livre, gestionnaire du legs. Fin 1997, Gallimard procède à la publication d’une fraction non négligeable des fameux carnets à spirale sous le titre Cahiers 57-72 ainsi qu’à celle de Solitude et destin, recueil d’articles parus dans divers journaux roumains au début des années 30. En 2005, la même maison édite Exercices négatifs, travaux préliminaires à l’élaboration du Précis, puis en 2006 Ébauches de vertige (extrait tiré d’Écartèlement).

Dans son anthologie Maximes et autres pensées remarquables des Moralistes français (1998), florilège de maximes, sentences et autres aphorismes du XVIIe siècle à nos jours, François Dufay présente ainsi Cioran : « Prenant pour figures tutélaires La Rochefoucauld, Pascal, Chamfort, Joubert, lus avidement dans sa jeunesse, il privilégie la maxime, qui permet de s’arracher à l’inconvenance de la pléthore verbale et d’exécrer ses semblables avec élégance. Vénéré à la fin de sa vie après avoir été longtemps ignoré, ce Diogène à la mèche rebelle, rôdant sans y tomber autour du suicide et du silence, est bien le misanthrope absolu dont le XXe siècle pouvait rêver : une sorte de « dernier des moralistes », après lequel il paraît impossible d’aller plus avant dans l’aventure du désenchantement. »

En 2002, l’historienne Alexandra Laignel-Lavastine, déjà traductrice du livre d’Itinéraires d'une vie de Gabriel Liiceanu, sortira aux Presses Universitaires de France un livre à charge contre le trio roumain Eliade, Cioran, Ionesco : l’oubli du fascisme. Elle récuse la thèse du péché de jeunesse, cherche à montrer que l’engouement de Cioran pour le fascisme, son antisémitisme et son anti-bolchevisme, sont constitutifs de son système de pensée ; tout au long de sa carrière française, avance-t-elle, il a cherché à dissimuler les traces de son peu avouable passé, à défaut de pouvoir les faire disparaître.

À l’automne 2007, un autre roumain, le metteur en scène Radu Afrim adaptera un texte de son compatriote Matéi Visniec, Mansarde à Paris avec vue sur la mort, qui présente Cioran à la fin de sa vie, amoindri, trahi par sa mémoire, en proie au surgissement de souvenirs de toute époque et de toute nature. La pièce sera jouée à la Kulturfabrik d’Esh. Sous le titre Sortez de l’armoire, monsieur Cioran ! Le même texte sera mis en scène par Radu Dinulescu à Avignon en 2008.

Constantin Tacou, d’origine roumaine, co-fondateur avec Dominique de Roux des Cahiers de l’Herne, souhaitait depuis longtemps consacrer une monographie à son vieil ami Cioran. Celui-ci s’était toujours vivement opposé à ce projet, qui fut repoussé d’année en année. « Nous sommes amis, se récriait-il, vous ne pouvez me faire une chose pareille. Ce serait pire qu’un Nobel : une dalle funéraire jetée sur un vivant. » En février 2009, les Éditions de l’Herne publient enfin leur Cioran, un dossier de 520 pages élaboré sous la direction de Laurence Tacou et de Vincent Piednoir qui regroupe des essais, des analyses de fond, des lettres, des anecdotes, des souvenirs, une galerie iconographique, ainsi que de nombreux inédits, en particulier des documents méconnus provenant des Archives du Ministère de l’Intérieur de Bucarest. Parmi les collaborateurs de Tacou, on retiendra les noms d’Ingrid Astier, de Lucian Blaga, de François Bott, de Simone Boué, de Bruno de Cessole, de Mircea Eliade, de Jean-François Gautier, de Sylvie Jaudeau, de Gabriel Marcel, de Claude Mauriac, de François Mauriac, de Maurice Nadeau, de Louis Nucéra, de Michel Onfray, de Clément Rosset, de Fernando Savater, de Peter Sloterdijk, Mariana Sora, de Georges Walter ou de Constantin Zaharia.

Les mêmes Cahiers de l’Herne feront coïncider la sortie du Cahier avec celles de La transfiguration de la Roumanie et De la France, ouvrages inédits en français, respectivement publiés en Roumanie en 1936 et en 1941. « Nous avons voulu, expliquait à ce sujet Laurence Tacou, montrer ce Cioran préfrançais qui gênait, afin que chacun puisse juger sur pièces, et non pas sur des citations tronquées, ses engagements, y compris les plus affligeants, mais aussi ses contradictions, en les replaçant dans leur contexte. » Leur traduction a été confiée à Alain Paruit, traducteur de nombreux écrivains roumains (Mircea Eliade, Mihail Sebastian, etc.) et qui avait eu l’occasion de travailler avec Cioran sur ses écrits de jeunesse. À propos de La transfiguration de la Roumanie, dont, suite à l’ouvrage critique d’Alexandra Laignel-Lavastine, avaient été publiés quelques extraits dans la presse, Paruit déclare : « Il faut replacer le livre dans le contexte d’une époque de haines et de folie, où tant d’autres intellectuels, et pas seulement en Roumanie, ont succombé à des délires idéologiques d’extrême droite comme d’extrême gauche. Cet ouvrage est aussi très important pour comprendre ce que Cioran est devenu ensuite, son rejet de toute idéologie, son scepticisme, sa volonté de ne plus être complice de quoi que ce soit. »

Conclusion

La lecture de cet imprécateur universel doit se faire à doses homéopathiques. À côtoyer tant de noirceur, l’esprit suffoque et rend les armes. Lui-même était le premier à en convenir : « Au-delà d’un quart d’heure, écrit-il dans Aveux et anathèmes, on ne peut assister sans impatience au désespoir d’un autre. » Son œuvre n’inspire pas, tant s’en faut, une franche gaieté, c'est un champ de mines sur lequel on ne saurait s’aventurer, encore moins séjourner impunément. Pour désespérée, hantée par la mort, la folie et la débâche de toutes les valeurs qu’elle soit, il n’en demeure pas moins qu’en ces temps d’optimisme obligatoire, de bonheur sous camisole chimique et/ou médiatique, de festivité ininterrompue et de spectacles à guichets fermés – et pour peu que juge avec indulgence ses outrances et ses embardées liminaires –, cette œuvre possède, et ce n'est pas là le moindre des mystères, des vertus galvanisantes. Combien de lecteurs de tout âge, de tout milieu social, de toute nationalité ne se sont-ils pas enthousiasmés, ne s’enthousiasment-ils pas en la découvrant ? Combien n’y puisent-ils pas un réconfort moral, un affermissement contre l'adversité, la souffrance, la solitude et la mort – ne serait-ce que par l’exemple qu’a donné son auteur en apprivoisant ses propres démons, en conjurant le spectre de l’ennui, en résistant aux accès de désespoir et aux nuits blanches, en n’abrégeant pas ses jours, comme il a si souvent été tenté de le faire, en conjuguant liberté, indépendance et oisiveté ? Combien ne l’admirent-ils pas pour avoir hissé le désœuvrement et la désinvolture à la hauteur d’un art de vivre ? Combien enfin ne saluent-ils pas en lui le désillusionniste, l’empêcheur de souffrir en rond qui a dénoncé cet « élan vers le pire » qu’est l’histoire, et son cortège d’idéals et d’utopies mortifères ?

Cioran œuvra toute sa vie en autodidacte, s’imprégnant des mystiques du monde entier, explorant le champ de l’histoire et de la théologie dans l’espoir de trouver soulagement à un désabusement existentiel. Dans Exercices d’admiration, il avouera n’avoir jamais été « attiré par des esprits confinés dans une seule forme de culture. Ne pas s’enraciner, n’appartenir à aucune communauté – telle a été et telle est ma devise. » Profession de foi d’un solitaire, d’un ermite qui se positionne délibérément au-dessus des époques, des frontières et des particularismes, qui entend trouver sa voie à l’écart des chemins balisés, des roulements de tambour et des vérités contingentes. Son cheminement s’apparente à celui d’un stoïcien qui, aux prises avec les grands problèmes philosophiques et métaphysiques (la mort de Dieu), choisit de se détourner du tumulte du monde afin de mieux pactiser avec le silence. Car certaines questions ne peuvent être abordées que dans le recueillement absolu. « La douceur de vivre a disparu avec l’avènement du bruit, avait-il relevé. Le monde aurait dû finir il y a cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante siècles. » Non seulement la parole tient à distance la réalité mais le déluge d’informations, le foisonnement des images et des sons qui nous submergent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les incessantes sollicitations dont nous sommes l’objet, empêchent volens nolens tout tête à tête avec soi-même, toute forme d’introspection ; la société de masse est synonyme d’aliénation, elle aveugle et assourdit, ne laisse aucune latitude à l’exercice de la méditation, loisir suprême, dont l’homme perdra bientôt jusqu’au souvenir. Comment s’adonner à la rêverie, à la spéculation, à la contemplation, à la flânerie, comment garder l’esprit clair quand le matraquage médiatique et publicitaire obscurcit notre entendement, que le rythme du monde ne nous accorde aucun répit, que chaque journée prend l’allure d’une course contre la montre ? Qui vise à l’ataraxie ne peut que regretter la haute antiquité où ni les jours ni les heures n’étaient comptés, ou la dialectique n’avait pas encore pris le pas sur la mythologie et la mécanique sur le chant des cigales.

« Au plus intime de lui-même, écrit Cioran dans De l’inconvénient d’être né, l’homme aspire à rejoindre la condition qu’il avait avant la conscience. L’Histoire n’est que le détour qu’il emprunte pour y parvenir. » Cette condition antérieure à la conscience, c'est la pure inconscience de notre ancêtre hominien à l’époque où il n’était pas empêtré dans les rets de la raison ; tour à tour proie et prédateur, maître et serviteur, acteur et spectateur, il vivait, alors que l’homme survit ; un pacte inconditionnel l’unissait à transcendance, un autre à la communauté de ses semblables, ses fonctions majeures consistaient à assurer sa subsistance, à se reproduire, à veiller sur sa progéniture, à transmettre le relais aux générations futures et, à travers son existence, entretenait la pérennité et la vitalité de l’espèce. Son pouls battait au rythme de la nature, l’instinct l’unissait à l’univers sensible, ni le Temps ni la Science ni le Verbe n’avaient planté leurs griffes dans le monde des apparences ; action, jeu et sommeil, vie, mort et sexualité alternaient dans un espace indifférencié, à l’écart du vice et de la vertu, du pire et du mieux.

La nostalgie du paradis perdu est un thème récurrent chez le roumain, dans ses livres comme dans ses entretiens, il fait fréquemment allusion à l’âge d’or dont on l’a arraché à 10 ans – rupture brutale – pour l’inscrire au lycée de Sibiu-Hermannstadt, à l’enfance de rêve qu’il a vécu en compagnie des siens dans les montagnes isolées des Carpates, ignorant des Babylones et des Léviathans modernes. « Quand on a vécu à la montagne, le reste vous semble d’une médiocrité sans nom. » La nature, en ce qu’elle a de sauvage et d’intemporel, exercera sur son psychisme une constante fascination ; les descriptions qu’il en donne sont teintées d’un néo-romantisme, pour ne pas dire d’un paganisme, dont Cioran ne réussira jamais à se départir totalement, elles véhiculent l’idée d’un retour aux sources, d’une délivrance, d’un épanouissement ; au sein des éléments le corps recouvre ses marques, l’esprit jouit d’une sérénité incultivable en milieu urbain. En fin de vie, il ne songeait qu’à fuir la capitale et ses grouillantes artères, dès que l’opportunité lui en était offerte il partait s’isoler sur la côte normande, flânait au crépuscule sur les grèves désertes, méditait devant le spectacle toujours renouvelé de la mer. « Le spectacle de la mer est plus enrichissant que l’enseignement de Bouddha. » Dans ses Cahiers, il relate une nuit de 1966 passée à Ibiza au cours de laquelle la contemplation de la mer et du ciel, le bruit du ressac et du vent, l’odeur des embruns, l’empêchèrent de se jeter du haut d’une falaise comme il en avait la ferme intention. La dépression trouve son baume en la nature autant qu’en la culture, nous oublions trop souvent que l’homme a besoin de respirer le vent du large, d’embrasser l’horizon, de se perdre afin de se retrouver.

S’il est vrai, comme l’affirment certains de ses commentateurs, que Cioran évolue dans un univers cyclique, il serait inexact de parler de ressassement, certes il brasse les mêmes matériaux, roule les mêmes obsessions obsidionales, d’une livraison à l’autre pourtant, les perspectives se modifient insensiblement, les éclairages s’enrichissent, les rencontres donnent lieu à des digressions inédites, les évocations de souvenirs ou les anecdotes renouvellent les thématiques, parfois de façon paradoxale et ambiguë. « Seules les contradictions essentielles et les antinomies intérieures témoignent d’une vie spirituelle féconde, expliquait-il dans Sur les cimes du désespoir, car seules elles fournissent au flux et à l’abondance internes une possibilité d’accomplissement. »

Cioran avait par avance mis en garde ceux qui seraient tentés de chercher dans son œuvre une doctrine ou une règle de vie. « Rien de plus irritant que ces ouvrages où l’on coordonne les idées touffues d’un esprit qui a visé à tout sauf au système. » N’espérons pas ici découvrir un concept global, non plus qu’un remède miracle au malaise contemporain, une grille d’interprétation des problèmes qui étreignent nos sociétés. Mais qui souhaite tirer de la lecture d’un philosophe autre chose qu’une pétition de principe ou un énième sujet de thèse prendra ici une belle leçon de liberté et d’humilité ; qui est plus sensible aux traits d’esprit qu’aux savantes dialectiques respirera ici l’atmosphère feutrée – et, pourquoi le nier, élitiste – des salons philosophiques* chers à la marquise de Deffand et à madame de Staël ; qui cherche le moraliste en rencontrera un de classe ici – de ceux qui, sans illusion sur la nature humaine, balancent entre exécration et compassion, ne dédaignent pas laisser le champ libre à l’humour noir, à la caricature et à la dérision.

Cioran conçoit le rapport à l’écrit comme relevant d’une thérapeutique, d’une forme d’expiation : « Écrire, concède-t-il dans Exercices d’admiration, c'est se défaire de ses remords et de ses rancunes, c'est vomir ses secrets. » Et mettre en formule sa propre expérience du monde implique, comme nous l’avons vu, un examen clinique de la conscience, un bilan de la mémoire. « Corriger le style, cela veut dire corriger la pensée, et rien d’autre », écrivait Nietzsche dans Le Voyageur et son ombre, et la carrière de Cioran est à cet égard l’illustration parfaite de cette réflexion. Pour le roumain, la quête du style – ultime recours de l’homme sans qualités – s’est confondue avec la quête de soi ; nul penseur ne peut tendre à la maîtrise de l’expression sans avoir au préalable pris conscience de ses errements passés, réalisé ses contradictions, combattu son désir de briller, bâillonné son amour-propre. L’emphase qui caractérisait ses débuts littéraires s’est graduellement résorbée au profit de la concision, de la clarté formelle, on le verra privilégier le discours éclaté, fragment, aphorisme, maxime ou parabole, chaque phrase sera mûrement élaborée, chaque mot pesé dans la balance invisible. Cet affinage stylistique témoigne autant des progrès accomplis dans la maîtrise du français que du degré de détachement et d’abstraction auquel l’essayiste finira par accéder. « Cioran, écrit Jean-François Gautier, a marqué son époque par le classicisme extrême d’un style épuré, qui donne force à sa dénonciation des vérités irrespirables ; et par son sens de la maxime, vieille tradition française calée entre le proverbe, le constat de bon sens et la poésie laconique des morales de La Fontaine, sorte d’équivalent des haïkaïs japonais. »

Creusant toujours plus profond, celui qu’on a baptisé le Sisyphe magyar en arrivera à nier l’efficience du langage en tant que vecteur de communication : seul un fil ténu relie le mot et l’objet, le verbe et l’action, et ce mot, ce verbe sont trop usés pour avoir conservé leur originelle emprise sur le réel. Rien de vivant, d’organique, ne se cache derrière nos paroles, leur brillant dissimule un trou noir où se coagule notre énergie vitale. « Que tout ait été dit, qu’il n’y ait plus rien à dire, on le sait, on le sent. Mais ce qu’on sent moins est que cette évidence confère au langage un statut étrange, voire inquiétant, qui le rachète. Les mots sont enfin sauvés, parce qu’ils ont cessé de vivre. » Les mots sont passés par trop de bouches, ils ont présidé à trop de drames, conduits à trop d’impasses pour n’avoir pas été corrompus, de ces signes flétris et contaminés on ne doit pas faire usage à la légère, mais les choisir et les manier avec circonspection. « Cioran rabaisse le verbe au rang de simple matière première, écrit David Sylvain, séduisante mais dangereuse, qui possède ses qualités propres, mais demeure néanmoins malléable à souhait. » Vidé de sa substance, le mot survit en tant que jeu de l’esprit, dérivatif à la vacuité existentielle, nécessaire mystification à laquelle nous devons notre santé mentale, notre équilibre et notre sommeil. « En baptisant les choses et les événements, écrivait Cioran dans le Précis, nous éludons l’inexplicable : l’activité de l’esprit est une tricherie salutaire, un exercice d’escamotage ; elle nous permet de circuler dans une réalité adoucie, confortable et inexacte. »

Si au terme de pareille entreprise de dépouillement, Cioran pensait ne rencontrer que néant absolu, force lui a été d’admettre que ce néant recelait des paillettes d’une lumière qu’il croyait à jamais engloutie. N’est-ce pas elle in fine qui lui a permis d’accepter de vivre dans un monde désenchanté, de se réconcilier avec lui-même, de repousser ad vitam aeternam son annihilation ? « Il suffit de lire Cioran, écrit Jean-Paul Enthoven, de le lire vraiment, pour comprendre que cet amateur de désastres et d’agonies n’a accumulé, dans son œuvre, tant de raisons de déprécier l’existence qu’afin de mieux la supporter. Qu’il n’a poli son désespoir, ou convoqué son nihilisme, que dans le secret dessein d’en déjouer les tentations. » Le mauvais démiurge s’achève ainsi sur un acquiescement à la vie étonnant chez ce chantre de la désespérance qui n’en est pas un paradoxe près, lui dont la vie aura été une perpétuelle remise en question, un écartèlement entre Apollon et Thanatos : « Nous sommes tous au fond d’un enfer dont chaque instant est un miracle. » Le monde a beau avoir été conçu par un malin démiurge, la condition humaine a beau être absurde, l’humanité vouée à la déchéance, la vie recèle des éclats de perfection qui, pour être éphémères, n’en sont pas moins d’une intense beauté, et ces fragiles étincelles doivent suffire à illuminer cette parcelle d’éternité qu’est la vie –, à la sauver du néant.

 

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