S... comme succès

 

Sacrifice

Et s’il n’y avait que des raisons absurdes pour vivre ? Le monde ne mérite pas qu’on se sacrifie pour une idée ou une croyance. Sommes-nous plus heureux aujourd'hui parce que d’autres l’ont fait pour notre bien ? Si quelqu'un s’est vraiment sacrifié pour que je sois à présent heureux, je suis, en vérité, plus malheureux que lui, car je n’entends pas bâtir mon existence sur un cimetière. Il y a des moments où je me sens responsable de toute la misère de l’histoire, où je ne comprends pas pourquoi certains ont versé leur sang pour nous. La suprême ironie consisterait à s’apercevoir que ceux-là furent plus heureux que nous le sommes. (Sur les cimes du désespoir)

Le sacrifice est une tentative pour sauver la vie par la mort. (Le livre des leurres)

Il est stupide d’affirmer que la vie est donnée pour être vécue ; elle l’est pour être sacrifiée, c'est-à-dire pour en extraire plus que ne le permettent ses conditions naturelles. Il n’y a pas d’autre éthique hormis celle du sacrifice. (Le livre des leurres)

Sage

C'est se fourvoyer que de suivre les pas d’un sage, si on ne l’est pas soi-même. (La chute dans le temps)

Sagesse

La sagesse est le dernier mot d’une civilisation qui expire, le nimbe des crépuscules historiques, la fatigue transfigurée en vision du monde, l’ultime tolérance avant l’événement d’autres dieux plus frais – et de la barbarie ; elle est aussi un vain essai de mélodie dans les râles de la fin, qui montent de partout. (Précis de décomposition)

Il y a plus de sagesse dans le ricanement d’un idiot que dans l’investigation d’un laboratoire. (Précis de décomposition)

La sagesse est néfaste au génie, mortelle au talent. (La tentation d’exister)

La sagesse est ce continuel dépouillement dont on n’approche qu’en sabotant ce qu’on possède d’irremplaçable en bien et en mal ; elle ne débouche sur rien, elle est l’impasse érigée en discipline. À l’extase, qui excuse et rachète les religions dans leur ensemble, qu’a-t-elle à opposer ? Un système de capitulations : la retenue, l’abstention, le recul non seulement à l’égard du monde mais de tous les mondes, une sérénité minérale, un goût de la pétrification – par peur et du plaisir et de la douleur. (La chute dans le temps)

Sahara

Je suis un Sahara rongé de voluptés, un sarcophage de roses. (Le crépuscule des pensées)

Saint(e)

Il m'arrive d'éprouver une sorte de stupeur à l'idée qu'il ait pu exister des "fous de Dieu", qui lui ont tout sacrifié, à commencer par leur raison. Souvent il me semble entrevoir comment on peut se détruire pour lui dans un élan morbide, dans une désagrégation de l'âme et du corps. D'où l'aspiration immatérielle à la mort. Il y a quelque chose de pourri dans l'idée de Dieu ! (Des larmes et des saints)

La véritable grandeur des saints consiste en ce pouvoir – insurpassable entre tous – de vaincre la peur du ridicule. (Précis de décomposition)

Il fut un temps où prononcer seulement le nom d’une sainte me remplissait de délices, où j’enviais les chroniqueurs des couvents, les intimes de tant d’hystéries ineffables, de tant d’illuminations et de pâleurs. J’estimais qu’être le secrétaire d’une sainte fût la plus haute carrière réservée à un mortel. (Précis de décomposition)

Sainteté

La sainteté est comme une fleur sans parfum, une beauté sans éclat. (Le livre des leurres)

Toute sainteté est plus ou moins espagnole : si Dieu était cyclope, l’Espagne lui servirait d’œil. (Précis de décomposition)

Santé

L’état de santé est un état de non-sensation, voire de non-réalité. Dès qu’on cesse de souffrir, on cesse d’exister. (Écartèlement)

Sauveur

L’aspiration à sauver le monde est le phénomène morbide de la jeunesse d’un peuple. (La tentation d’exister)

Savoir

Le savoir est un fléau, et la conscience une plaie ouverte au cœur de la vie. (Sur les cimes du désespoir)

Scepticisme

Le scepticisme est élégance de l’anxiété. (Syllogismes de l’amertume)

Le scepticisme est le sadisme des âmes ulcérées. (Histoire et utopie)

Le sceptique est le désespoir du diable. C'est que le sceptique, n'étant l'allié de personne, ne pourra aider ni au bien ni surtout au mal. Il ne coopère avec rien, même pas avec soi. (Cahiers 1957-1972)

Science

Objection contre la science : ce monde ne mérite pas d’être connu. (Syllogismes de l’amertume)

La science est l’escamotage de la sagesse au nom de la connaissance du monde. (Entretiens)

Secret

Lorsqu’on a commis la folie de confier à quelqu'un un secret, le seul moyen d’être sûr qu’il le gardera pour lui, est de le tuer sur-le-champ. (De l’inconvénient d’être né)

Sensation

Toute sensation est funèbre ; toute volupté sépulcrale. (La tentation d’exister)

Sentiments

Tous les sentiments puisent leur absolu dans la misère des glandes. (Précis de décomposition)

Sérieux

Prendre au sérieux les affaires humaines témoigne de quelque carence secrète. (Écartèlement)

Seul

L’être véritablement seul n’est pas celui qui est abandonné par les hommes, mais celui qui souffre au milieu d’eux, qui traîne son désert dans les foires et déplie ses talents de lépreux souriant, de comédien de l’irréparable. (Précis de décomposition)

Ceux qui sont seuls et qui se lamentent ne connaissent pas leur bonheur. (Correspondance)

Sexualité

La sexualité est une opération où l’on se fait tour à tour chirurgien et poète. Une boucherie extatique, un grognement d’astres. (Le crépuscule des pensées)

Deux voies s’ouvrent à l’homme et à la femme : la férocité ou l’indifférence. Tout nous indique qu’ils prendront la seconde voie, qu’il n’y a aura entre eux ni explication ni rupture, mais qu’ils continueront à s’éloigner l’un de l’autre, que la pédérastie et l’onanisme, proposés par les écoles et les temples, gagneront les foules, qu’un tas de vices abolis seront remis en vigueur, et que des procédés scientifiques suppléeront au rendement du spasme et à la malédiction du couple. (Syllogismes de l’amertume)

Shakespeare

Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache. (Syllogismes de l’amertume)

Singes

Au Zoo. – Toutes ces bêtes ont une tenue décente, hormis les singes. On sent que l’homme n’est pas loin. (Écartèlement)

Société

Point de forme sociale nouvelle qui soit à même de sauvegarder les avantages de l’ancienne : une somme à peu près égale d’inconvénients se rencontre dans tous les types de société. (Histoire et utopie)

Vous voulez construire une société où les hommes ne se nuisent plus les uns aux autres ? N’y faites entrer que des abouliques. (Histoire et utopie)

Société (de consommation)

La civilisation, avec tout son appareil, se fonde sur notre propension à l’irréel et à l’inutile. Consentirions-nous à réduire nos besoins, à ne satisfaire que les nécessaires, elle s’écroulerait sur l’heure. Aussi, pour durer, s’astreint-elle à nous en créer toujours de nouveaux, à les multiplier sans trêve, car la pratique généralisée de l’ataraxie entraînerait pour elle des conséquences bien plus graves qu’une guerre de destruction totale. (La chute dans le temps)

Soi (cf. moi)

Je ne supporte nul absolu, hormis cet accident que je suis. Puisqu’il est advenu que je sois, je tiens l’illusion de mon existence pour mon sens suprême. Et je ne corrigerai rien à ce hasard. Né convalescent, guéri du mal d’être, on demeure irrémédiablement en soi, et par là on est un homme. (Bréviaire des vaincus)

Rentrer en soi, y percevoir un silence aussi ancien que l’être, plus ancien même. (De l’inconvénient d’être né)

Se libérer de l’obsession de soi, point d’impératif plus urgent. Mais un infirme peut-il s’abstraire de son infirmité, du vice même de son essence ? (La chute dans le temps)

Le grand art est de savoir parler de soi sur un ton impersonnel. (Carnets 1957-1972, Le secret des moralistes)

Soixante ans

Ce que je sais à soixante ans, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d’un long, d’un superflu travail de vérification. (De l’inconvénient d’être né)

Soleil

Excédé dès mon enfance par l’excès de soleil. Les journées paradisiaques m’anéantissent. J’aurais quitté la scène si j’avais été forcé de me prélasser dans n’importe quel Midi. Je perds tous mes moyens aussitôt que la lumière dépasse les bornes. (L’élan vers le pire)

Solitaire

Le solitaire a rarement une vision amère de la nature humaine ; supérieur à ses dégoûts, il pense à l’homme de trop haut, de trop loin, pour s’abaisser à le haïr. (Préface à Anthologie du portrait)

Solitude

Le sens profond de la solitude implique une suspension de l’homme dans la vie – un homme tourmenté, dans son isolement, par la pensée de la mort. Vivre seul signifie ne plus rien solliciter, ne plus rien espérer de la vie. La mort est la seule surprise de la solitude. Les grands solitaires ne se retirèrent jamais pour se préparer à la vie mais, au contraire, pour atteindre, résignés, le dénouement. On ne saurait ramener, des déserts et des grottes, un message pour la vie. Ne condamne-t-elle pas, en effet, toutes les religions qui ont trouvé là leur source ? N’y a-t-il point, dans les illuminations et les transfigurations des grands solitaires, une vision de la fin et de l’effondrement, opposée à toute idée d’auréole et d’éclat ? (Sur les cimes du désespoir)

La solitude est l’aphrodisiaque de l’esprit, comme la conversation celui de l’intelligence. (Le crépuscule des pensées)

La solitude n'apprend pas à être seul, mais le seul. (Le crépuscule des pensées)

Nul ne peut veiller sur sa solitude s’il ne sait se rendre odieux. (Syllogismes de l’amertume)

Vivre sans téléphone, sans visites, sans compatriotes, sans rendez-vous d’aucune sorte, c'est cela le paradis. (Correspondance)

Souffrance

La conception chrétienne qui fait de la souffrance un chemin vers l’amour, sinon sa principale porte d’accès, est fondamentalement erronée. Mais est-ce là le seul domaine où le christianisme se trompe ? À faire de la souffrance le chemin de l’amour, on ignore tout de son essence satanique. Les marches de la souffrance ne montent pas – elles descendent ; elles ne conduisent pas au ciel, mais en enfer. (Sur les cimes du désespoir)

Ce n’est pas par le génie mais par la souffrance, par elle seule, qu’on cesse d’être une marionnette. (Aveux et anathèmes)

Sourire

Pour savoir si quelqu'un est guetté ou non par la folie, vous n’avez qu’à observer son sourire. En retirez-vous une impression voisine du malaise ? Sans crainte alors, improvisez-vous psychiatre. Est suspect le sourire qui n’adhère pas à un être et qui paraît venir d’ailleurs, d’un autre ; il vient en effet d’un autre, du dément qui attend, se prépare et s’organise avant de se déclarer. (La tentation d’exister)

Sous-homme

Entretien avec un sous-homme. Trois heures qui auraient pu tourner au supplice, si je ne m’étais répété sans cesse que je ne perdais pas mon temps, que j’avais quand même la chance de contempler un spécimen de ce que l’humanité sera dans quelques générations. (Écartèlement)

Spermatozoïde

Le spermatozoïde est le bandit à l’état pur. (Syllogismes de l’amertume)

Style

Le style est l’architecture de l’esprit. (De la France)

Succès

Il y a du charlatan dans quiconque triomphe en quelque domaine que ce soit. (Aveux et anathèmes)

Tout succès est infamant : on ne s’en remet jamais, à ses propres yeux s’entend. (De l’inconvénient d’être né)

Avoir frôlé toutes les formes de la déchéance, y compris la réussite. (Aveux et anathèmes)

Toute réussite, dans n’importe quel ordre, entraîne un appauvrissement intérieur. (De l’inconvénient d’être né)

Suicide

Pourquoi ne me suicidé-je pas ? Parce que la mort me dégoûte autant que la vie. (Sur les cimes du désespoir)

Je ne comprendrai jamais pourquoi nul ne se suicide en plein orgasme, pourquoi la survie ne semble pas plate et vulgaire. Ce frisson tellement intense, mais si bref, devrait consumer notre être en une fraction de seconde. Or, puisque lui ne nous tue pas, pourquoi ne pas nous tuer nous-même ? (Sur les cimes du désespoir)

Le suicide – comme toute tentation de salut – est un acte religieux. (Le crépuscule des pensées)

Est-il plus grande richesse que le suicide que chacun porte en soi ? (Précis de décomposition)

En un seul instant, nous supprimons tous les instants ; Dieu lui-même ne saurait le faire. (Précis de décomposition)

Hors du suicide, point de salut. (Précis de décomposition)

Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui ne peuvent plus l’être. Les autres, n’ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-il de mourir ? (Syllogismes de l’amertume)

Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera. Sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours. (Syllogismes de l’amertume)

L’inclination au suicide est caractéristique des assassins timorés, respectueux des lois ; ayant peur de tuer, ils rêvent de s’anéantir, sûrs qu’ils sont de l’impunité. (Syllogismes de l’amertume)

Ce n’est pas dans l’inertie qu’on se tue, c'est dans un accès de fureur contre soi (Ajax demeure toujours le suicidé type), c'est dans l’exaspération d’un sentiment qui pourrait se définir ainsi : « Je ne puis supporter plus longtemps d’être déçu par moi-même. » (La chute dans le temps)

Celui qui se tue prouve qu’il aurait aussi bien pu tuer, qu’il ressentait même cette impulsion, mais qu’il l’a dirigée contre lui-même. (La chute dans le temps)

Ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard. (De l’inconvénient d’être né)

Superflu

Tout est superflu. Le vide aurait suffi. (L’élan vers le pire)

Surface

Tout ce qui chatoie à la surface du monde, tout ce qu’on y qualifié d’intéressant, est fruit d’ivresse et d’ignorance. (La chute dans le temps)

Surhomme

Vouloir signifie se maintenir à tout prix dans un état d’exaspération et de fièvre. L’effort est épuisant et il n’est pas dit que l’homme puisse le soutenir toujours. Croire qu’il lui appartient de dépasser sa condition et de s’orienter vers celle de surhomme, c'est oublier qu’il a du mal à tenir le coup en tant qu’homme, et qu’il n’y parvient qu’à force de tendre sa volonté, son ressort au maximum. (La chute dans le temps)

Je tiens cette idée du surhomme pour une absurdité complète. La seule pensée des vices propres aux bêtes nous fait déjà frémir. Et ceux de l’homme sont pires. Un surhomme aurait bien entendu des qualités, mais il aurait aussi les défauts de ces qualités, et ces défauts seraient terribles, bien plus terribles que l’homme lui-même. (Entretiens)

Système

Le souci du système et de l’unité n’a été ni ne sera jamais le lot de ceux qui écrivent aux moments d’inspiration, où la pensée est une expression organique obéissant aux caprices des nerfs. Une parfaite unité, la recherche d’un système cohérent indiquent une vie personnelle pauvre en ressources, une vie schématique et fade d’où sont absents la contradiction, la gratuité, le paradoxe. Seules les contradictions essentielles et les antinomies intérieures témoignent d’une vie spirituelle féconde, car seules elles fournissent au flux et à l’abondance internes une possibilité d’accomplissement. [...] Tout produit exclusif de l’acharnement et du travail est dépourvu de valeur, comme tout produit exclusif de l’intelligence est stérile et inintéressant. (Sur les cimes du désespoir)

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