ASCENSION DU PIC RUSSELL (3.207m)

Accès routier  : Province d'Aragon, vallée de Benasque (ou Venasque), massif de la Maladeta. En raison de son mauvais état, de son étroitesse et de sa dangerosité, la piste qui mène du Pla de Senarta (zone de camping, 6 kilomètres en amont de Benasque) au refuge de Ballibierna (1.960 m), départ de la randonnée, est interdite à la circulation et un car 4x4 assure la navette entre Benasque et le terminus. Compter entre trois quarts d'heures et une heure de trajet routier. Se renseigner auprès du syndicat d'initiative de Benasque pour les horaires et les tarifs.

Dénivelée  : 1.300 m.

Horaire  : 8 h aller & retour (arrêts non compris).

Difficulté  : Itinéraire de haute montagne réservé aux pyrénéistes et randonneurs aguerris. A partir de la mi-juillet, piolet et crampons ne sont pas nécessaires, par contre une paire de bâtons télescopiques et une corde de 20 m (pour la descente de la cheminée) peuvent s'avérer utiles.

Cartographie  : Carte n°6 au 1 : 40.000 des Editions Pirineo (Parque Posets-Maladeta) nantie d'un livret explicatif (disponible en français dans toute la vallée de Benasque)

Bibliographie : Henry Russell : Souvenirs d'un Montagnard (Editions Princi Neguer). Miguel Angulo : Pyrénées 1.000 ascensions tome IV (de Bielsa au Val d'Aran) (Editions Elkarlanean)

Photographies : Cliquer sur les minatures pour agrandir les photos, garder le pointeur sur le cliché pour la légende.

Il y a longtemps que je m'étais promis d'honorer d'une visite l'emblématique Pic Russell, autrefois connu sous le nom de Petit Nethou. Situé à l'extrémité est du massif de la Maladeta, ce sommet passe pour être rarement visité – je ne rencontrerai d'ailleurs pas âme qui vive au cours de la randonnée, preuve qu'il n'attire que les aficionados. Réputé d'accès difficile, il est en outre éclipsé par ses prestigieux voisins dont le monarque des Pyrénées, l'Aneto. Qu'à cela ne tienne, "cet espèce de Cap Horn dans les airs" comme le décrivait Russell vaut bien une messe en haute montagne ! Hors moyens d'escalade, il n'existe (à notre connaissance) que deux voies d'accès au sommet : la diagonale du versant est et, versant sud, la corniche à direction nord-ouest/sud-est baptisée Canal N.O. La première imposant la fastidieuse et austère remontée du val de Salenques, j'emprunterai la seconde, plus élégante, plus montagnarde. C'est, semble-t-il, par là que Russell redescendit après avoir conquis en solo le Pic durant l'été 1865 pour rejoindre son compatriote et ami Charles Packe, resté taquiner la truite au lac Bueno.

 

Les conditions s'annoncent idéales. Le soleil est au rendez-vous, le ciel d'un bleu intense, le vent quasiment nul. Impatient d'en découdre, je prends la navette de sept heures quinze au camping de l'Aneto. Une heure plus tard, je suis à pied d'œuvre. A la suite des randonneurs qui, je l'apprendrai plus tard, visent le Ballibierna, je m'engage sur le GR qui file plein est. La nuit a dû être fraîche car des traces de gelée sont encore visibles dans l'herbe. Au bout de cinq minutes, je laisse à gauche l'itinéraire du lac de Coronas et suis le large chemin qui conduit à la Pleta de Llosás (2.220 m). Je laisse à droite la passerelle de bois menant au Ballibierna et emprunte l'un des deux sentiers (ils se rejoignent plus haut) qui conduisent aux Lacs de Llosás. Le premier traverse une jase, le second la contourne par la gauche pour attaquer des pentes raides d'herbes et de rocaille. Une heure trente plus tard, je parviens au Lac de Llosás inférieur aussi nommé Lac de Nethou (2.490 m), situé au pied de l'Aneto. Les plus matinaux des montagnards, minuscules silhouettes bigarrées, en foulent déjà la cime. Après une halte roborative, je traverse le déversoir, longe le lac vers l'est et franchis le chaos de blocs qui sépare les deux lacs.

Rive droite du cours d'eau, on trouve un sentier qui part vers le sud-est, surplombe le second lac puis s'engage vers le fond du vallon. A l'altitude 2.600 m, à l'endroit où l'ultime ruisseau descendu des névés du Pic Russell alimente le lac supérieur, je repère l'amorce d'une sente qui tourne le dos aux Pics de Ballibierna. C'est à ce niveau que l'on trouve le fameux Hippopotame de Russell, abri naturel sous lequel lui et son guide Célestin Passet passèrent en 1877 une mémorable nuit d'orage... lors de la conquête du Pic des Tempêtes. Effacée par endroits, cairnée de façon aléatoire, la sente monte à l'assaut de pentes d'herbes redressées et d'éboulis, traverse plusieurs zones chaotiques constituées d'énormes blocs branlants avant de disparaître complètement. Je grimpe toujours nord-est, contourne un névé peu pentu, gravis de superbes dalles de granit rose délavé.

Vers 2.950 m, la base des murailles est atteinte. Une sorte de rampe en ligne brisée les entaille de gauche à droite : le fameux Canal N.O., passage-clé de l'ascension. Excellent endroit pour reprendre des forces. Le silence est absolu, la lumière aveuglante, le firmament si limpide qu'on s'étonne de ne pas apercevoir les étoiles. Une pensée me trotte dans la tête : Pourquoi gravit-on les montagnes si ce n'est pour graver son aventure dans la pierre du rêve ? La paroi rocheuse qui se dresse au-dessus de ma tête ne laisse pas de m'impressionner – rien à voir avec les Grandes Jorasses, le massif de la Maladeta est à l'échelle humaine, cependant la moindre chute ici serait fatale. En contrebas, je distingue le lac supérieur de Llosás, flaque d'émeraude qu'aucun clapotis ne vient troubler. Une étrange sérénité m'envahit. La vie semble suspendue entre ciel et terre, le temps a interrompu son cours. Quel enchantement, quel mystère ! « La montagne n'est pas l'infini mais elle le suggère », écrivait le regretté Pierre Dalloz dans Zénith. On ne saurait mieux dire. Au sein de cette arène minérale, l'homme doit se soumettre ou se démettre. Sa présence en ces lieux n'est que passagère, il est bon de s'en souvenir.

 

Un cairn indique le début de la voie. Très vite, on se heurte à un mur (I sup. exposé) heureusement pourvu d'excellentes prises. Les lambeaux d'une corde abandonnée depuis plusieurs années pendent mollement dans le vide. N'était la présence de cette corde, je pourrais me croire le premier à m'aventurer en ces lieux. La sente file en corniche au-dessus de vertigineux à-pics, gagne la base d'une cheminée plutôt raide (35/40°) d'une hauteur de 30 à 40 m avec des passages de II exposé. Au niveau d'un bloc coincé, la meilleure solution est d'escalader le plus possible à droite.

 

Le terrain s'aplanit graduellement. J'atteins l'antécime sud (pourvue d'un muret-abri), descends de quelques mètres en suivant une vire croulante (cairns) qui longe la paroi (passages aériens), franchis deux brèches de rochers décomposés, négocie plusieurs difficultés mineures avant d'accéder au dôme sommital (3.207 m). Au sommet, petite déception, aucune stèle commémorative du Comte Russell n'a été élevée (elle se trouve à l'entrée du village de Gavarnie). Mais le panorama à 360° me récompense au centuple de mes efforts : Besiberri à l'est, Ballibernia & Turbon au sud-sud-ouest, Cotiella au sud-ouest, Eriste à l'ouest, Posets à l'ouest-nord-ouest, Tempêtes, Margalida & et Aneto au nord-ouest, Forcanada, Mauberme & Vallier au nord-est, Mulleres & Salenques à l'est-nord-est. Magnifique ! Pensée émue envers celui qui est passé à la postérité pour avoir loué le Vignemale pour quatre-vingt-dix-neuf ans et y avoir fait creuser des grottes afin de vivre le plus longtemps possible sur les sommets, pour celui qui écrivit : « Hélas ! Je ne le sens que trop, je suis un peu sauvage, et ma vie a été une espèce de défi jeté à la civilisation. » Que la civilisation, vue d'ici, semble lointaine, contrefaite, pour un peu j'envierais le sort des premiers hommes qui savaient s'accommoder d'une nature vierge et indomptée. Je suis seul au monde, un cataclysme vient d'anéantir l'humanité. Il en faut bien davantage pour me couper l'appétit ! Tout en refaisant le monde (en tout montagnard sommeille un philosophe), j'abandonne quelques miettes de ma provende aux divinités tutélaires du lieu. Moment rare et précieux, éphémère comme l'est tout bonheur terrestre.

La crête Russell-Margalida offrant un passage d'escalade difficile au niveau de la brèche Russell (dalles lisses et quasi verticales, cotées III & IV), je redescends sagement par le même itinéraire. Attention ! La randonnée durant huit bonnes heures A & R (arrêts non compris), on calculera avec soin l'heure de son retour, le dernier car quitte le refuge de Ballibierna à 18h. Les retardataires auront le choix entre dormir au refuge (non gardé) ou regagner pédibus le Pla de Senarta (deux heures et demie de marche environ). A bon entendeur, salut !