ÉDOUARD WALLON

1821-1895

Paul Edouard Wallon est né en 1821 à Montauban. Avocat de formation, il consacra l’essentiel de ses loisirs à des activités de pleine nature, la pêche, le jardinage, l’aquarelle, la gouache, le dessin paysagiste, la barométrie, la géodésie et la triangulation. Une anecdote veut qu’il se soit épris de la montagne à la lecture de Les grandes ascensions des Pyrénées d’une mer à l’autre publié par Henry Russell en 1866 et du livre de Jules Michelet La Montagne (1868). En réalité, ces lectures sont venues conforter une passion enracinée de longue date. Depuis une quinzaine d’années, Wallon parcourait la haute montagne pyrénéenne en dilettante avisé, avec pour objectif la réalisation d’une carte au 1 : 400.000e, plus ou moins achevée en 1865.

 

En 1868, Wallon fait à Héas, chez le vieux guide Chapelle, une rencontre qui va déterminer sa vie, celle du pyrénéiste-cartographe Franz Schrader, de vingt-trois ans son cadet, inventeur de l’orographe et membre éminent de la Société Ramond, fondée par Russell, Packe, Frossard et Maxwell-Lyte en 1864. Wallon et Schrader ont tôt fait de se découvrir un ami commun, Léonce Lourde-Rocheblave. À cette date, la carte du versant espagnol reste à faire. Déployant sa propre carte manuscrite, Wallon se propose de contribuer au projet. On tope là. Schrader s’attribue la région comprise entre le massif du Mont-Perdu et la Méditerranée, Wallon reçoit en partage l’exploration des régions situées à l’Ouest du rio Ara. Cet accord, mis en œuvre et supervisé depuis Paris par le capitaine du génie Prudent (1.700 visées chacun), sera plus tard désigné par l’historiographe Béraldi comme le « Yalta » des Pyrénées. Viendront par la suite se joindre à eux Saint-Saud (610 visées), Gourdon (430 visées), Lequeutre (180 mesures d’altitude), Labrouche (180 mesures) et Belloc (120 mesures).

 

Intronisé par Schrader dans la Société Ramond, déjà membre du Club Alpin, Wallon, devient vite l’intime de la fine fleur des pyrénéistes, à commencer de Russell, auquel il rendra plusieurs fois visite aux grottes du Vignemale. En 1869, sa monographie sur l’ascension du Cabaliros (2.334 m) à partir de Cauterets, nantie d’un panorama dépliant en couleur, est saluée tant pour son réalisme que sa beauté plastique.

Ascensionniste aguerri, Wallon s’équipe d’un alpenstock, d’une hache pour tailler les marches dans la glace, d’un coutelas de chasseur et d’un revolver à six coups en cas de mauvaise rencontre, ours, loup ou détrousseur. Pour rédiger ses articles publiés dans le Bulletin Ramond ou l’Annuaire, il ne se fie qu’à son carnet de route, ses feuilles de croquis et ses levés. Son esprit de méthode, sa minutie forcent l’admiration et lui valent les éloges des membres de la Pléiade.

À force d’entendre ses pairs parler du Balaïtous comme d’une hydre à dompter, Wallon finit par en oublier ses tables de trigonométrie. En 1872, engageant les valeurs sûres que sont alors Gaspard et Lacoste, il part d’Arrens, remonte le perfide glacier de Las Néous, escalade la cheminée sous une mitraille de pierres et parvient à la cime, plantée comme on le lui a dit des débris d’un vieux campement. « Tellement ému, dira-t-il, que je restai un moment en extase. » Il esquisse sur place le croquis d’une aquarelle intitulée panorama général circulaire d’un réalisme saisissant, mentionnant chaque pic par son nom. Retour au point de départ le soir-même. L’année suivante, Clément Latour de Cauterets, lors d’une chasse à l’isard dans le massif de la Frondella, remarque une brèche par où il semble possible d’atteindre le Balaïtous et y mène quelques jours plus tard un touriste, M. Durand. Sitôt informé de cette découverte, Wallon quitte Cauterets, monte au col de la Fache, bivouaque à la cabane de Splumous, attaque le glacier, atteint la brèche (devenu brèche Latour) et grimpe au sommet. Dès lors, le Balaïtous devint sa montagne fétiche, il en effectua plusieurs fois l’ascension par des voies différentes, en dressa la carte et décrivit tous les itinéraires imaginables.

La Peña Collarada fait son apparition dans l’histoire du pyrénéisme en 1858 dans le guide Joanne sous le nom de Colorada – on n’est pas loin du Colorado. En 1874, lors de la conquête de l’Anayet, Russell est séduit au Sud par « le massif de Buquesa, rideau de précipices calcaires auquel son aridité même donne beaucoup de grandeur. » et se promet de lui rendre une visite de courtoisie dès qu’une opportunité se présentera. L’année suivante, Wallon grimpe avec Clément Latour à la Grande Fache, où il reste trois heures à effectuer ses relevés de triangulation, descend sur Panticosa, remonte à Salent de Gallego, habité par l’idée de s’emparer du sommet majeur de la sierra d’Yp, connu dans la région sous le nom de Castello de Buquesa. Le 26 août, il engage José Hazin, un épicier qui lui promet de le mener à pied d’œuvre. Sept heures d’efforts dans des cheminées tortueuses et croulantes les amènent à la crête puis au sommet de la Punta Escarra (ou Esquera, 2.760 m). « Jamais je n’ai rien vu de pareil, même au Balaïtous », affirme Clément Latour.

Wallon est légèrement dépité. La monumentale Peña Collarada est à la portée des talons mais, exténué, il descend à la cabane de Solano se refaire une santé. Le lendemain, il "stationne" au Pico de Tres Buegas (2.019 m), scrute attentivement la Collarada et sent qu’il tient là une grande, une vraie première : celle de la Collarada par l’Est. De retour au campement, José Hazin l’en dissuade sous prétexte que la vue est plus bornée sur les montagnes que la plaine. Wallon se laisse convaincre et plie bagages pour rentrer à Cauterets. « Il ajournait la Collarada. Quelle faute ! » dira Béraldi.

La Collarada sera enlevée par Russel le 13 juillet 1876 par Canfranc et les Llanos de los Campaniles. Averti de cette bombe, Wallon regagne Panticosa à la mi-août, s’empare du Pic de Brazato (2.734 m), monte à la Tendeñera (2.853 m) puis s’attaque à la Collarada par Tramacastilla et la brèche d’Yp, où il trouve la carte de son impavide prédécesseur. Wallon ne perd pas de temps et sort ses instruments. Baromètre 524,5. Thermomètre 10°5. Altitude : 2.884 déduite du pic d’Enfer. Correction 22 mètres 60 centimètres. Panorama indescriptible malgré la visibilité médiocre.

 

En 1877, nouvelle et fructueuse campagne dans son massif de prédilection. Guides, Clément Latour et l’espagnol Vicente Faure. De Tramacastilla, Wallon part explorer la sierra calcaire de la Partacua, rive droite de la vallée de Tena, à laquelle nul avant lui, pas même Russell, n’avait songé à ravir. Wallon a déjà eu l’occasion de longer ses murailles, truffées d’abîmes, de pinacles et de clochers rongés par les éléments, qui dominent de 700 mètres les pâturages supérieurs, et sait que la partie est loin d’être gagnée. Il tente d’accéder à la crête par divers couloirs mais doit se résigner, seuls des isards peuvent s’y risquer. Il finit par repérer un corridor d’éboulis croulants, la Canal de Cabacherizas (ou Cachivirizas), qui le mène au pied de la Peña Parda puis, en contournant cette dernière par des vires exposées, prend possession de la Peña Telera (2.764 m), point culminant de la sierra. Wallon est comblé, il a posé sa griffe sur un territoire quasiment vierge. Tandis que ses guides profitent du spectacle, il déploie ses instruments de mesure et inspecte l’horizon. À ses pieds s’étend « un vide absolu, effrayant, mais sublime ! » Sa carte avance à grands pas.

 

L’année suivante, il revient sur le théâtre de son exploit avec l’intention de conquérir la Punta de Buquesa (Peña Retona, 2.781 m), pointe occidentale de la cordillère de Partacua. Mission accomplie le 7 juillet après l’escalade d’une succession de corniches et de cheminées, pénibles et dangereuses, où le moindre faux-pas pouvait être fatal. « Il serait difficile de trouver un autre endroit où le sentiment du vide s’impose aussi impérieusement » déclare l’heureux vainqueur qui va faire connaître sa sierra par un compte-rendu paru dans l’Annuaire du Club Alpin. Le 29 juillet, autre prise de choix, celle de la Llena del Boso (2.570 m), dans le massif d’Aspe. La Llena a déjà été gravie par Heredia en 1790 mais c'est de l’histoire ancienne et les guides édifient une tourelle massive. Wallon a toujours affectionné cette contrée encore sauvage et il s’en donne à cœur joie. La Rueba del Boso (2.419 m) et le Lecherin (2.567 m) tombent dans sa besace. Visite au passage de l’oratoire de Santa-Marina, belvédère superbe et méconnu sur l’envers des massifs Mont-Perdu et Suca, le canyon d’Añisclo et le Sestrales, la Montañesa, la Collarada, l’Aneto.

 

En 1879, Wallon réapparaît avec ses mêmes guides à Panticosa pour s’adjuger le Pico Baldaráin (2.702 m) au Nord de la sierra de la Tendeñera puis regagne les lacs d’Arriel par Sallent d’où il conquiert, en longeant une arête qui porte désormais son nom, un pic resté curieusement vierge dans le massif du Balaïtous : la Frondella (3.063 m). « Wallon, résume Béraldi, a eu l’art de laisser passer ses supérieurs avant lui, et de se présenter au moment où les derniers grands pics vierges vont faire prime. »

En 1880, c'est au tour de la Diente de Batans (2.888 m), au Sud du lac de Bramatuero d’être vaincue. Wallon jubile. Autour de lui, tout n’est que ruines, désolation et vertigineux à-pics. « Le tableau est hideux mais grandiose. »

Le 23 août 1880, Wallon fait partie avec Schrader, Saint-Saud et Prudent des organisateurs d’un raid mondain effectué au Mont-Perdu en collaboration du Club Alpin. Russel a eu beau protester contre « l’invasion du Mont-Perdu par quatre-vingts touristes armés en guerre », il figure à la place d’honneur au banquet d’honneur et assiste éberlué au départ pour la visite du Colloseum de la caravane d’une cinquantaine d’invités qu’escortent trente-six guides et porteurs de Gavarnie dirigés par Henri Passet. Demandez le programme ! Passage par la Hourquette d’Allanz, montée à Tuquerouye et dîner au Lac Glacé (filet à la Marboré, isard sauce Roland). Retour par Ordesa et la Brèche de Roland. Gavarnie est en liesse.

En 1881, belle campagne de Wallon aux confins de la Navarre avec Pierre Pujo. Wallon prend pied à Hecho, visite la vallée de Zuriza mais n’en souffle mot, conscient qu’il n’est pas le premier à l’explorer. En 1883, désireux de vérifier l’exactitude de sa carte, il part en reconnaissance dans une région trop méconnue à son gré : les montagnes d’Aspe (del Boso ou de la Garganta pour les Espagnols) et d’Ansabère (Petrechema). Ces massifs sont réputés d’accès long et difficile, pauvres en hébergement et en voies de communication. Lors d’une course réalisée en 1865, Russell fit une description saisissante de la vallée d’Aspe : « Cabanes abandonnées. Un imposant chaos. Régions affreuses, dont la solitude et la tristesse glace l’âme : l’eau seule remue et console par son murmure : il y a en a partout. Au fond, trois grands pics noirs ou rouges, zébrés de neige ayant l’air de malfaiteurs. » Wallon s’octroie le Pic et la Table des Trois Rois (2.444 m et 2.421 m).

En 1886, un siècle après l’arrivée de Ramond aux Pyrénées, les cartes de Schrader et Wallon sont prêtes à être juxtaposées. À ceci près que les deux cartographes n’ont pas adopté la même échelle… Il n’empêche, il s’agit d’un chef d’œuvre de clarté. En 1889, Wallon expose à la mairie de Cauterets une maquette des Hautes-Pyrénées au 1 : 5.000e, quadrilatère compris entre Sainte-Marie de Campan et le col de Tortes, Bielsa et Santa-Elena de la Teña. « Curieuse figure, Wallon, relève Béraldi. À la fois le doyen des pyrénéistes en activité, et de caractère le plus jeune. C'est le d’Artagnan de la bande : brave, gascon, affairé, sérieux, et vibrant. Cet homme qui s’est mis aux mathématiques sur le tard a la frénésie géodésique, une trigonométrie aiguë. Il ne plaisante pas avec les triangles, ni avec la hauteur barométrique, double, holostérique et anéroïde, il ne passe pas un ruisseau sans prendre sa température. »

En 1888, Russell, qui avait effectué la plupart de ses courses sans carte, saluera l’admirable travail de ses amis, véritable talisman pour les montagnards : « Pendant des années, n’ayant pour guide que mon instinct et une boussole, dans le dédale des monts aragonais j’ai erré à l’aventure comme un navigateur perdu sur une mer tumultueuse et glaciale, échouant sur des écueils sauvages et mystérieux, jeté par le vent sur mille plages encore vierges ! À Schrader, à Wallon, à Lequeutre, à Gourdon et au comte Saint-Saud, aidés par les calculs du commandant Prudent, revient l’honneur incontesté d’avoir couronné l’œuvre de leurs prédécesseurs en complétant collectivement l’explorations des Pyrénées aragonaises et catalanes. Schrader a éclairé une foule de choses en Aragon, comme mon vaillant confrère Wallon le faisait plus à l’Ouest, il a discipliné, triangulé, mis à leur place un régiment de pics que je m’étais contenté de gravir ! » Et il ajoutera, sentant combien ses exploits d’éclaireur sont gratuits auprès de ceux des cartographes, qui ont œuvré à des fins plus pragmatiques, à parfaire la connaissance géographique du versant méridional, jusque là limitée à la seule carte de Packe des Monts-Maudits : « Je respecte et j’envie ceux pour qui la montagne est autre chose qu’une idole. Je suis jaloux de ceux que la géodésie, l’anatomie des pics et l’éclimètre passionnent autant que la voix des torrents, la pourpre des précipices et l’incendie des neiges au coucher du soleil. ? Mais à chacun son rôle. Le mien fut de marcher et de sentir. »

Le 4 août 1890, on retrouve Wallon, alors âgé de 69 ans, à la brèche de Tuquerouye pour l’inauguration du refuge dont Lourde-Rocheblave eut l’idée lors d’une course réalisée en 1873 avec Schrader et Chapelle.

 

Membre de la Société de Géographie, Wallon participe activement à la ville intellectuelle de sa ville natale où il fréquente François Coppée, Pierre Loti, José-Maria de Heredia, Alphonse Daudet et l’écrivain régionaliste Emile Pouvillon. Il s'éteint paisiblement en 1895 à Montauban.

En 1905 le Touring Club de France entreprendra la construction du refuge du Marcadau, baptisé refuge Wallon en l’honneur du grand pyrénéiste.

Kaël Korpa
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