HENRY RUSSELL-KILLOUGH

COMTE DES PYRÉNÉES

(Toulouse 1834 - Biarritz 1909)

 

Philosopher, comme je l’ai toujours enseigné et pratiqué jusqu’ici, c'est vivre volontairement sur la glace et les cimes. (Nietzsche, Ecce Homo)

 

Souvenirs d’un montagnard

Si Henry Russel, dont la statue trône à l'entrée du village de Gavarnie, est resté dans les mémoires comme une figure emblématique de l’épopée montagnarde qui prit naissance au milieu du XIXe siècle, son œuvre littéraire reste méconnue, combien savent qu'on lui doit Souvenirs d’un montagnard, dont la première édition date de 1878 et la dernière de 1908 ? Cette somme de 730 pages relate par le menu plus d’une centaine d’ascensions pyrénéennes, dont de multiples premières, celle du Petit Nethou notamment (3.205 m), « ce cap Horn dans les airs », rebaptisé Pic Russell en son honneur.

 

Au sommaire de la bible du pyrénéisme, le récit de sept courses au Mont Perdu, nuits épiques au sommet, températures polaires, brouillard et blizzard. Ambiance... "Bien qu'il soit triste, au bout d'un demi-siècle, écrivait notre auteur au soir de son existence, de se rappeler le printemps de sa vie, j'aime et j'aimerai toujours à évoquer le souvenir de cette année 1858, car c'est alors que débuta ma longue carrière pyrénéenne, et que je fis mes premières armes en gravissant d'abord le Néouvielle, et en accomplissant coup sur coup, trois ascensions du Mont-Perdu."

C'est tantôt seul tantôt accompagné d’un guide de Barèges ou de Gavarnie, parfois d’un chasseur d’isards ou d’un contrebandier harponné en chemin, que Russell réalisa nombre de ses "premières" : Cylindre du Marboré, Eriste, Dent d’Albe, Maladeta, Infernio, pic des Tempêtes, Gourgs Blancs, Ardiden, Ballibierna, Astazou, Lustou, Clarabide, Carlit, etc. La conquête du Mont-Perdu (Perdido en espagnol), le géologue et botaniste Louis Ramond de Carbonnières l'avait menée à bien en août 1802 après avoir consacré dix ans de sa vie à explorer le massif, entreprise méthodique relatée dans son maître ouvrage Voyages au Mont-Perdu et dans la partie adjacente des Hautes-Pyrénées, paru en 1801.

La Société Ramond

Le 19 août 1864, se déroule une soirée historique au fond de la salle de restaurant de l'Hôtel des Voyageurs auquel Russell achève de donner ses lettres de noblesse. Lui, le botaniste et géographe Charles Packe, le pasteur Emilien Frossard et le photographe Farnham Maxwell-Lyte fondent en hommage à Carbonnières la Société Ramond sur le modèle de l'Alpine Club, créé à Londres en 1857, auquel Russel et Packe appartiennent déjà. Le premier président d'honneur de la Société Ramond fut un autre pionnier du pyrénéisme, Vincent de Chausenque, auteur de Les Pyrénées ou voyages pédestres dans toutes les régions de ces montagnes depuis l'Océan jusqu'à la Méditerranée, publié en 1834. Parmi les premiers membres : Lyte, Castellet, Martens, Toussaint et Legat. Tous souhaitent que la montagne reste vierge de tout équipement mécanique et se résignent mal à voir de simples excursionnistes envahir les pentes, arpenter les glaciers en crinoline, se faire hisser au sommet en chaise à porteur. « Ceux qui ont la passion de la nature, et une longue expérience des montagnes, n’aimeront jamais la foule, écrit Russell ; bien plus, ils la fuiront, car elle dépoétise et profane tout. »

Le principal objectif des membres fondateurs demeurait la conquête des cimes, point d’orgue de l’exploration des plus hauts massifs de la chaîne, réalisée dans le respect et la préservation de la nature, de la faune comme de la flore. Hors de question de défigurer des sites aussi grandioses en y installant des hôtels, des trains à crémaillère ou des téléphériques ! Non à l’exploitation éhontée des ressources, s’insurgeaient les pyrénéistes de la première heure, non à l’industrialisation de la montagne, elle doit demeurer pure et sauvage, même la chasse doit y être proscrite ! « On classe les monuments, s’écriera dans la même veine Pierre Loti, pourquoi pas les paysages et les cascades ? » De tels sanctuaires devaient se mériter, non être livrés clés en main aux caravanes de touristes, aux véhicules motorisés, aux promoteurs de tous poils. Nos quatre Mousquetaires, que les avancées scientifiques ne laissaient pas indifférents, lancèrent néanmoins l’idée de la construction d'un observatoire au sommet du Pic du Midi de Bigorre, site idéal d'observation du fait de l'exceptionnelle transparence de l'atmosphère, dont la première pierre sera posée en 1878.

À la conquête des cimes

Lors d’une sortie, chacun s’astreignait à prendre note des conditions climatiques, de l’état des glaciers, de la raideur des pentes, des difficultés rencontrées en chemin, de la localisation des rares abris, herborisait et baptisait, etc. Arrivait-on à conquérir un sommet vierge, on dressait une tourelle, glissait ses impressions dans une bouteille et passait des heures à jouir du panorama. Heureux temps où tout restait à découvrir et à inventorier, où les seules rencontres que l’on faisait étaient celle d’un forestier, d’un cristallier ou d’un braconnier – parfois hélas celle de détrousseurs de grand chemin, comme cela arriva à Russell dans le massif du Cotiella, en 1865. "Le pyrénéisme, qu'incarnait Russell, écrit Henri Brulle, c'est moins l'esprit sportif qui l'anime que la soif de solitude et de liberté, l'attrait du pittoresque, de l'aventure, de la pénétration dans le mystère des aspects secrets de la nature."

Âge d'or du pyrénéisme

Rappelons qu'à cette époque les cartes brillaient par leur absence, les topos étaient inconnus, les sentiers mal tracés, les cairns rarissimes ; on méprisait – dans les Pyrénées, du moins – de s'encorder, on ignorait l'usage des crampons, des raquettes, du piton, du mousqueton, de l’échelle, de la broche à glace et du piolet. L’ascensionniste s’aventurait en altitude équipé d’un seul bâton de berger à embout ferré et de quelques provisions de bouche, dont une poire la soif sous la forme d’une flasque d’eau-de-vie. Le bivouac était de rigueur, une grotte naturelle à la limite, car en ces contrées désolées inutile d’espérer tomber sur un refuge ou une casemate, tout juste sur une « cabane de berger malodorante et ouverte à tous les vents ». Qu'à cela ne tienne, Russell crapahutait d’un versant à l’autre avec son alpenstock, chevauchait les crêtes en redingote, se hissait au sommet à la force du jarret, « avec les dents s’il le fallait », se blottissait au crépuscule sous un rocher à forme d’hippopotame pour mieux communier avec la nature, s’abîmer dans le silence des espaces infinis. « En trente ans de marches et d’approfondissements, fidèle aux Pyrénées, chaîne double grâce aux vertigineux contrastes de ses deux versants, le Comte était passé d’une philosophie de l’exercice à l’exercice d’une religion cosmique sur des sommets sanctuaires. C'est le prophète de l’altitude et des bivouacs au-dessus de 3.000 m. Bivouac en peaux d’agneau, épreuve et spectacle pour âmes fortes. La nuit ruisselle dans un silence d’outre-tombe et le rapproche de Dieu. Dans la littérature de montagne, nul n’a mieux fait ressentir le caractère cosmique des nuits sur les hauteurs, écrit Gilles Modica dans Le roman des premières. » À quoi pouvait se comparer la transparence des eaux des lacs, la qualité du silence en altitude, la munificence des couchers de soleil, la méditation solitaire dans des neiges immaculées ?

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Henry Russell, inspirateur de Jules Verne

Doté d’une résistance physique à toute épreuve, de nerfs d’acier et d’un féroce humour, notre aristocrate concevait la montagne comme un pèlerinage aux sources, une quête autant physique que mystique, un hommage aux forces telluriques. Il n'aimait rien tant que se baigner dans les eaux glacées des cascades, à défaut de nourriture se contentait de sucer des pierres et se fiait davantage à son instinct ou au bruit du torrent qu’aux indications des bergers ! "Musclé d'acier, marcheur prodigieux, agile et endurant, il était brave, au besoin téméraire, relate Henri Brulle. Qu'on se représente ses solitaires randonnées à travers les pics inconnus, les glaciers crevassés et les névés collés aux flancs des abîmes, dans le brouillard, la tempête ou la nuit, avec un simple bâton, car jamais il ne voulut de piolet ; et qu'on ose dire qu'il ne rencontra pas souvent des conjonctures qui feraient pâlir plus d'un sportif moderne ! " 2.500 m de dénivelée n’étaient pour l’effrayer, non plus qu’une bambée de trente-six ou de quarante-huit heures. Son surnom : Sir Henry Russell Killow-Mètre, le plus grand marcheur du monde. Il se faisait un plaisir de dormir sur les cimes à la belle étoile engoncé dans un sac en peau d’agneau que lui avait conseillé d'adopter son ami Charles Packe, plus d’une fois des loups vinrent renifler ledit sac à la nuit tombée sans émouvoir autrement son propriétaire : il en avait vécu d’autres. Avant de tomber amoureux des Pyrénées et de s’installer à Pau, le comte Russell, descendant d’une vieille famille noble irlandaise, s’était distingué en effectuant deux périples d’envergure : le premier en Amérique du Nord, le second à travers la Sibérie, l'Inde, la Mongolie, la Chine et l'Australie, qui lui fournirent la matière de deux ouvrages devenus depuis des incontournables de la littérature de voyage : Notes par voies et chemins à travers le Nouveau Monde (1858) et surtout 16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie (1864), primé par la Société de Géographie. On sait aujourd'hui que Jules Verne s'inspira de ses pérégrinations pour écrire certains de ses romans, dont le rocambolesque Tour du monde en 80 jours (1872), et camper les personnages de Phileas Fogg et de Michel Strogoff.

Pic d'Ossau mars 1863

Ni le froid sibérien, ni la canicule, ni les orages et les bourrasques, ni les trombes d'eau, ni la méconnaissance de la topographie locale, n'empêchaient ce baroudeur impénitent d'arpenter les montagnes. Cela été comme hiver, il faut lire le récit de la première hivernale du Vignemale, de sa tentative avortée de monter à l'Ossau en mars 1863, en pleine tempête de neige. "Nos vraies difficultés, raconte-t-il, ne commencèrent qu'à la base même du pic, mais bientôt elles devinrent sérieuses, et plus tard formidables. Il y avait là huit cent mètres à gravir, dans des couloirs presque verticaux de neige si molle qu'elle y collait à peine. Bref, nous mîmes trois quarts d'heure à triompher de la première des trois cheminées, bien qu'en été sur le roc vif, un bon marcheur puisse s'y hisser en dix minutes. Comment cinq hommes, creusant des puits d'un mètre dans de la neige pulvérulente à 80° d'inclinaison purent-ils sortir de là sans faire partir une avalanche qui les aurait anéantis ? En vérité, cela me semble aujourd'hui un prodige, j'allais dire un miracle, une suspension des lois de la nature. Mais nous étions si jeunes alors !... Cela explique tout !"

Seigneur du Vignemale

Si le spot de l'époque était incontestablement le Mont-Perdu (le massif était alors pour partie terra incognita, la cartographie inexistante et son ascension relevait de l'expédition), c'est sur le Vignemale, le plus haut sommet en territoire français de la chaîne (3.298 m), que Russell jettera finalement son dévolu. Il en fit trente-trois fois l'ascension, dont l'une au moins restée dans les tablettes pour avoir été la première hivernale européenne (11 février 1869). « Jamais je n’oublierai les courtes mais mémorables minutes que nous passâmes là-haut dans le cœur de l’hiver, avec la certitude qu’aucun homme en Europe ne respirait à notre niveau : orgueil puéril mais pardonnable. D’ailleurs des fibres plus nobles vivaient aussi en moi. Du haut de cette cathédrale céleste, je voyais sous mes pieds la chaîne des Pyrénées gelée d’un bout à m’autre. J’étais au centre d’un paradis de neige. Mon enthousiasme touchait à la folie. »

À partir de 1881, Russell fera creuser et aménager à ses frais dans les contreforts de la Pique-Longue pas moins de sept grottes différentes afin de prendre ses quartiers d'été au-dessus de 3.000 m d'altitude et de recevoir dignement ses amis de passage. Il offrira ainsi l'hospitalité (qui n'allait pas sans distribution de cigares et de punch flambé) à la fine fleur des ascensionnistes méridionnaux : Henri Béraldi, Charles Packe, Franz Schrader, Henri Brulle, Jean Bazillac, Clément Latour, François Lacaze, François Bernard-Salles, Roger de Monts, le comte de Saint-Saud, le baron Bertrand de Lassus, Maurice Gourdon, Maurice Meys, René d'Astorg, Louis Robach, le comte Zassetzky, Tchihatcheff junior, etc. Étaient également bienvenues les dames de la bonne société cosmopolite qui, comme les guides, disposaient de leurs propres nids d’aigle, matelassés de paille et munis d’un poêle à charbon. " Il arrivait bien qu'une gouttière s'oubliât dans le cou d'un invité ou que le sommeil fût contrarié par quelque bestiole, relate Henri Brulle, mais il était de bon goût de ne pas s'en apercevoir, et tout en s'essuyant ou se grattant discrètement, de vanter la surprenante étanchéité des parois et le confortable asiatique de la couche. Qui, du reste, parmi nous, les favorisés, n'affirmerait que ces nuits furent les meilleures de sa vie ? "

La concession du glacier d'Ossoue pour 99 ans

Le 7 août 1889, Russell se trouvait en bonne place pour assister à la première ascension du Couloir de Gaube, emmenée par un de ses guides attitrés, le fameux Célestin Passet, qui inaugurait ainsi les débuts du pyrénéisme engagé, que jusqu'à la fin de sa vie Russell ne cessera de maudire et de fustiger. Tout piton n’équivalait-il pas à un coup de poignard porté au flanc de la montagne ? La même année, le préfet des Hautes-Pyrénées lui accordera la concession du glacier d'Ossoue et des sommets adjacents (200 hectares) pour 99 ans en échange d’un franc symbolique annuel. Fervent catholique, Russell fera donné en 1893 la bénédiction à sa chère grotte par le curé de Gèdre et le père Pascal Carrère, en présence de nombreuses personnalités.

Un cœur blessé

Ce gentleman-montagnard n'a pour ainsi dire jamais cessé de prendre des notes et de coucher par écrit ses impressions : des ouvrages sur la montagne : Les grandes Ascensions des Pyrénées d'une mer à l'autre (1866), Pyrénaïca (1902), mais aussi des guides touristiques, des dizaines d'articles dans des périodiques régionaux sur des sujets aussi variés que les tribulations d'un voyageur sur les lignes de chemin de fer du Midi, l'ascension du clocher de l'église de Saint-Martin de Pau, la poésie de Frédéric Soutras, des notices nécrologiques, des considérations philosophiques, musicologiques ou atmosphériques, etc. Il est également l'auteur d'un roman à caractère autobiographique, publié à compte d'auteur en 1871 : Histoire d'un cœur, inspiré d'un amour de jeunesse malheureux pour une jeune anglaise prénommée Maud. Mécontent de son travail, il en détruira plus tard les quelques exemplaires subsistants.

Valse & violoncelle

Lui qui vilipendait la promiscuité de la vie urbaine et le matérialisme moderne n’était pas le sauvage qu’on pourrait croire : mélomane averti qu'émouvait jusqu'aux larmes la musique de Chopin, de Mozart, de Rossini, de Bizet, de Mendelssohn et de Beethoven, violoncelliste lui-même, il dansait la valse comme personne, se piquait de littérature, de poésie, de philosophie. Parmi ses écrivains préférés : Chateaubriand, Byron, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Lamartine, Daniel Defoe, Marco Polo, Dumont d'Urvillle, Bougainville, Fenimore Cooper, Tennyson. Comme quoi, l'amour de la nature n'est pas incompatible avec celui de la culture, autre forme d’aventure.

Automne de la vie

Cet excentrique nourri au sein romantique était reçu dans la bonne société paloise et biarrote, on se bousculait pour l’entendre raconter les mille et une anecdotes qui avaient émaillé ses voyages, commenter ses chroniques parues dans les journaux locaux ou se moquer des médecins qui lui prédisaient pour ses vieux jours rhumatismes et phtisie. « Après un long séjour dans l’air pur des sommets, écrivait-il, dans un milieu où tout est virginal et sans souillure, on acquiert une telle force qu’on rajeunit d’un an par jour : à l’automne de la vie, on croit respirer l’air et les arômes de son printemps, et il semble impossible d’être malade ; c’est dans la plaine que tout s’étiole. »

Russell décèdera à Biarritz le 5 février 1909 à l'âge de 75 ans. Ses obsèques seront célébrées à Pau où il sera inhumé. Le 5 septembre 1911 sera inaugurée à l'entrée du village de Gavarnie qui lui servait de "camp de base" une statue due au sculpteur Gaston Leroux. La Légion d'Honneur lui avait été décernée en 1901.

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On trouvera ci-dessous un recueil de citations extraites de 16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie (1864), réédité en 2002 par la Librairie des Pyrénées et de Gascogne, et de Souvenirs d'un montagnard (1878), réédité en 2009 par les Éditions Monhélios.

CITATIONS

Alpinisme

L’alpinisme, à mes yeux, est presque aussi sérieux que la philosophie ou la théologie. C'est une éducation morale autant que musculaire. C'est une espèce de religion. (Souvenirs d’un montagnard)

Altitude

Comment ne pas se détacher des joies bruyantes, des faux plaisirs et de la politique, après s’être enivré de liberté sur des savanes de neige, à 3.000 mètres au-dessus des ennuis, des tristesses et des chaînes que nous impose la tyrannie du monde ? Vus de si haut et de si loin, les dynasties, les Républiques et les Empires perdent de leur charme et de leur intérêt, on n’y pense plus, on trouve même que les rochers sont plus sages que les hommes, car aucun d’eux ne cherche à prendre la place de son voisin. Quelle bonne leçon, ils nous donnent là ! (Souvenirs d’un montagnard)

Âme

Les choses vraiment sublimes, nous les sentons, mais nous ne les apprenons pas, et nous les comprenons bien moins encore. Notre âme est avant tout mystique : les faits et les réalités ne lui suffisent jamais. Elle est éprise de l’infini et du mystère, et elle aime à bondir librement dans l’espace, comme les étoiles, les oiseaux et le vent. (Souvenirs d’un montagnard)

Argent

Tout vulgaire que soit l’argent, il est souvent la pierre de touche du caractère, et les gens qui affichent le plus de le mépriser sont souvent ceux qui savent le moins s’en défaire. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Barbare

Hélas ! je ne le sens que trop, je ne suis pas comme tout le monde, et toutes les fois que je descends parmi les hommes, je me dis comme Ovide, exilé chez les Scythes : Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis*. (Souvenirs d’un montagnard)

* Réflexion tirée des Tristes que l’on pourrait traduire par : « Je passe pour un barbare aux yeux de ceux qui manquent d’ouverture d’esprit. »

Beaux-arts

La gymnastique est une chose admirable mais les beaux-arts, et surtout la musique, valent encore mieux pour embellir et prolonger la vie. (Souvenirs d’un montagnard)

Blancheur

Pour ceux qui n’ont pas vu les hautes montagnes couvertes de neige sous un ciel bleu et par une matinée glaciale, la blancheur est un mot vide sens : ils n’ont jamais rien vu de blanc. (Souvenirs d’un montagnard)

Cimes

Une fois épris des cimes sauvages et tourmentées qui bondissent vers le ciel, et de leurs rochers noirs entourés de blancheurs éternelles ou de lacs solitaires, on les aime toute sa vie. (Souvenirs d’un montagnard)

Cabarets

Les plus vulgaires échantillons de l’espèce humaine se trouvent dans les cabarets de l’Europe et de l’Amérique, où ils paraissent sous un extérieur bestial que l’on chercherait en vain chez les peuples les plus avilis. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Chine

Le peuple chinois représente une force beaucoup trop grande dans l'économie du monde pour qu'on puisse l'anéantir : vous pouvez l'humilier tant qu'il vous plaira et même l'épuiser, mais sans jamais le détruire ; semblable à la fourmi, il s'éclipsera dans la poussière, semblera mort et écrasé sous vos pieds, et l'instant d'après il reparaîtra plein de vie. […] C'est un roc immobile que cette vieille civilisation asiatique, contre lequel nous viendrons toujours nous briser. Elle représente une force contraire à la nôtre, elle se tient là comme un éternel échec placé par la Providence pour briser nos passions de conquête et déjouer nos calculs. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Civilisation

La civilisation est la patrie par excellence, pour ne pas dire la mère, de la folie, fléau extrêmement rare, presque inconnu chez les sauvages. Elle est l’ennemi de la nature. Elles ne se réconcilieront pas. (Souvenirs d’un montagnard)

Compagnons (de voyage)

Je désirerais choisir comme compagnons de voyage, un Français pour m’amuser, un Anglais pour m’instruire, un Indien pour m’apprendre à ne jamais perdre ma dignité. Si avec cela, un homme capable, noir ou blanc, mais habile en l’art culinaire, se chargerait de combattre pour mon estomac, je ferais bien facilement le tour du monde. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Confiance (en soi)

Il suffit souvent de se croire fort pour le devenir. La confiance est une force. (Souvenirs d’un montagnard)

Dangers

Ne diminuons jamais les dangers des montagnes, amis, mais ne les exagérons pas non plus : in medio veritas. (Souvenirs d’un montagnard)

Égalitarisme

Toutes ces belles théories qui voudraient faire tous les hommes égaux en aptitudes, en courage, en qualités de cœur, s’évanouissent couvertes de ridicule devant la réalité. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Errer

On se dégoûte de cette vie molle des hôtels quand on a savouré tant de fois et si longtemps le plaisir d’errer sans entraves et sans lois sur les terres qui n’ont point encore été arrachées à la nature, derniers asiles de liberté dans le monde. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Être

N’oublions pas qu’on est ce qu’on veut être. (Souvenirs d’un montagnard)

Foule

Les caravanes alpestres peuvent être utiles à des novices, je n’en doute pas ; mais ceux qui ont la passion de la nature, et une longue expérience des montagnes, n’aimeront jamais la foule ; bien plus, ils la fuiront, car elle dépoétise et profane tout. (Souvenirs d’un montagnard)

Frontière

Ce n’est pas moi qui me plaindrai qu’il y ait encore des Pyrénées, mais j’espère voir le jour où elles cesseront de jouer le rôle vulgaire de forteresse, ou de barrière morale entre deux nations non seulement contiguës et amies, mais cousines. (Souvenirs d’un montagnard)

Histoire

Dans le silence et la sérénité des hautes montagnes, l’histoire humaine a l’air d’un drame de la folie, où la sagesse et la lucidité ne sont que des entractes. (Souvenirs d’un montagnard)

Hiver

L’hiver réchauffe le cœur. (Souvenirs d’un montagnard)

Imprévu

Quant à moi, j’aime cette croyance, que l’imprévu est un bonheur et une bénédiction, une chose éminemment providentielle, qui embellit et poétise la vie, comme un peu d’ombre et de mystère embellissent la nature. Ne sondons ni l’avenir ni le temps, puisqu’il faut les subir. Croyons ou espérons toujours qu’ils seront beaux. Les illusions sont la moitié de notre bonheur. Que deviendrons-nous donc sans elles ? (Souvenirs d’un montagnard)

Isards

Jamais je ne vois ces innocentes et gracieuse créatures sans m’étonner qu’on ose les tuer : car elles ne gênent personne, leur chair est très médiocre, et leur agilité miraculeuse, leur fougue et leurs ébats ne manquent jamais d’électriser l’âme engourdie par le silence et l’immobilité des solitudes neigeuses et vides de la montagne. (Souvenirs d’un montagnard)

Laideur

En vérité, il n’y a de laid dans la nature que ce que l’homme a profané, défiguré et défloré. (Souvenirs d’un montagnard)

Comme la terre sera laide si c'était l’homme qui l’avait faite ! Où l’a-t-il embellie ? (Souvenirs d’un montagnard)

Mer

C'est toujours en mer que l’on se replie sur soi-même, et que l’on fouille et démêle tous les secrets de la nature humaine. S’il est jamais permis de se désoler, c'est bien sur le pont d’un navire quand il fait mauvais temps, que tout le monde est malade et silencieux, et que les meubles courent comme autant de juifs errants. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Montagnard

Il y a plus d'une affinité entre les sauvages et les montagnards, pourvu que l'on s'entende sur la valeur et le sens des mots, et qu'on désigne par l'épithète de "montagnards", non pas les citadins efféminés et pommadés qui grimpent par vanité, par "pose", quitte à tomber malades après chaque course, mais ceux qui font des ascensions par goût, par vocation, par enthousiasme, par passion. Il est vrai qu'ils sont rares, et qu'on profane souvent le nom de "montagnard", car sur les 60.000 alpinistes que comptent aujourd'hui les divers clubs alpins, on ne trouverait certainement pas 6.000 vrais montagnards, soit dix pour cent. (Souvenirs d’un montagnard)

Montagne

Presque toujours, les montagnes trompent à première vue : elles se donnent de grands airs, mais elles ressemblent aux hommes, qui ont tous un point faible, quelque habilement dissimulé qu’il soit. (Souvenirs d’un montagnard)

Je plains ceux que la nature et les montagnes laissent insensibles, il leur manque quelque chose, ce sont des instruments fêlés et des cloches qui sonnent mal. (Souvenirs d’un montagnard)

Montagnard

Le montagnard est tendre : car la nature, son modèle et sa sœur, l’est toujours : la tendresse est sa note dominante. Mais il est presque aussi sauvage que tendre, et il lui reste toujours quelque chose d’abrupt, d’inaccessible et de rugueux. Son âme s’entoure de précipices, de solitude, et même de neige ; mais alors elle a froid : c'est un avertissement du ciel. Quand on en est arrivé là, on touche à la misanthropie et même à l’égoïsme ; on est en mauvaise voie, on ressemble trop à une montagne et il vaut mieux redescendre dans la plaine. Il ne faut pas se singulariser jusqu’à glacer son cœur. (Souvenirs d’un montagnard)

Le montagnard a des analogies avec le moine, et les païens eux-mêmes, les bonzes et les lamas de l’Inde et du Tibet ont érigé presque tous leurs monastères au sommet des montagnes, où leurs prières et leurs méditations ressemblent à des extases. Jamais je n’ai vu d’hommes plus graves. S’ils ne sont pas des saints, ils en ont l’air. L’adoration semble naturelle sur les sommets mais pour cela il faut qu’ils soient déserts, ou à peu près. (Souvenirs d’un montagnard)

Musique

On ne peut jamais voir le Divin, encore moins le sculpter ou le peindre. Mais on peut le sentir, et parmi les inventions humaines, il n’y a que la musique qui opère ce prodige. (Souvenirs d’un montagnard)

Des mille plaisirs que j'ai goûté dans les salons, celui qui m'a le plus charmé, ravi, enthousiasmé, c'est la musique. La poésie mystique et passionnée des sons est certainement ce que les hommes ont inventé de plus divin. Elle me transporte au septième ciel, surtout quand elle est triste : car la mélancolie a des charmes infinis. Notre âme et la musique sont soeurs. La mélodie nous jette parfois dans une extase que jamais la parole n'aura le don de remplacer ou de traduire. Quelle plume définira jamais cet art plein de mystère et de tendresse ? (Souvenirs d’un montagnard)

La musique seule, le plus mystique de tous les arts, touche au divin ; elle nous prouve qu'il existe, car elle nous le dévoile, et nous le fait sentir, comme un aveugle qui sent une fleur qu'il ne voit pas. (Souvenirs d’un montagnard)

Nature

La nature est autre chose qu’un laboratoire : c'est un spectacle et une école. D’ailleurs, les choses que l’on comprend le moins sont souvent celles qui plaisent le plus. Qu'est-ce que la mélodie, l’harmonie et l’amour ? Qu'est-ce que le Beau ? Et même dans l’ordre purement physique, que sait-on et saura-t-on jamais exactement ce que c'est qu’un fluide ? Qu'est-ce que l’affinité chimique, l’ozone et le sommeil ? Le saura-t-on dans dix mille ans ? Il est probable que non, et nous n’y perdrons rien. (Souvenirs d’un montagnard)

Plus on s’éloigne de la nature et moins on est heureux. Et c'est moins étonnant que jamais, car tout va mal autour de nous. La civilisation, telle qu’elle est aujourd'hui, avec ses haines, ses vilenies, ses appétits féroces, ses maladies nouvelles et ses désenchantements, a de terribles inconvénients. Elle est bien laide et bien malsaine. Elle est en décadence et quand on ne dépend plus d’elle, quand on peut s’en passer, on la regrette si peu, et on dévore avec une telle ivresse l’air de la liberté, comme un lion échappé de sa cage, qu’il est vraiment bien excusable, en ces heures délicieuses, d’envier le sort de l’homme de la nature, et d’embrasser de temps en temps la vie sauvage, ou du moins celle qui lui ressemble le plus, c'est-à-dire celle du montagnard. (Souvenirs d’un montagnard)

Ce qui nous captive le plus dans la nature, ce n’est pas sa beauté, c'est sa virginité, bien plus que ses atours et ses richesses. Pourvu qu’elle n’ait subi aucune profanation, elle devient une idole, quel que soit son costume. Rien ne fascine autant que les plaines mortes et calcinées des grands déserts, et les immensités de neige, sans trace humaine, où s’est accumulé le prodigieux silence des siècles. Tout les explorateurs savent cela. Aucun ne me contredira. (Souvenirs d’un montagnard)

Neige

Jamais un pic découronné de neige ne m’a séduit. Il a l’air d’un monarque détrôné, il ne règne plus, il est comme tout le monde et perdu dans la foule. On le salue, mais voilà tout. Il n’a plus de diadème. (Souvenirs d’un montagnard)

Nuages

On n’admire pas assez les nuages, et c'est peut-être pour cela qu’ils voyagent tant, l’indifférence des hommes les rend volages. (Souvenirs d’un montagnard)

Plaire

Le plaisir est souvent le tombeau du bonheur, et le monde ne vaut pas toute la peine qu’on se donne pour lui plaire. (Souvenirs d’un montagnard)

Pôles

Bien des choses nous attirent vers les Pôles, mais l’un de leurs plus grands attraits, bien que cela semble un paradoxe, c'est l’effroi qu’ils inspirent. On aime souvent ce qu’on redoute. Ce qui les rend surtout irrésistibles, c'est leur stérilité à perte de vue, et à nulle autre pareille, c'est leur désolation sublime, c'est le danger d’en approcher, et un ensemble d’horreurs tragiques que l’homme devine, mais sans les avoir vues, ce qui redouble son désir de les voir : c'est le fruit défendu. (Souvenirs d’un montagnard)

Rajahs

Ces tristes rejetons de races royales ne sont plus que des comédiens chamarrés d’or, à qui on a appris leur rôle, en les aidant d’un souffleur, et qui joueront la farce jusqu’à ce que le public les ait chassés à coups de sifflet. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Ruse

La ruse est née sous les tropiques. C'est un microbe inconnu dans le Nord. (Souvenirs d’un montagnard)

Russie

Il semble qu'un empire aussi colossal doive, ou crouler sous son propre poids, ou étouffer un jour tous les autres, et faire dévier l'axe moral du monde. (16.000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie)

Santé

Après un long séjour dans l’air pur des sommets, dans un milieu où tout est virginal et sans souillure, on acquiert une telle force qu’on rajeunit d’un an par jour : à l’automne de la vie, on croit respirer l’air et les arômes de son printemps, et il semble impossible d’être malade ; c’est dans la plaine que tout s’étiole. (Souvenirs d’un montagnard)

Silence

Celui qui n'a jamais passé la nuit sur le haut des montagnes n'a pas la moindre idée de ce qu'est le silence. (Souvenirs d’un montagnard)

Solitude

On est plus brave dans les montagnes quand on est seul. C'est un bonheur d’être deux, c'est une leçon d’être seul. (Souvenirs d’un montagnard)

Sur les montagnes, la solitude est enivrante. Qui ne l’aime pas ne sent pas la nature. Sans refroidir le cœur, elle détache des tristesses de la terre : elle fait taire les passions, elle force à regarder le ciel. (Souvenirs d’un montagnard)

Quelle leçon que d’aller seul ! Que de choses on apprend forcément, quand l’ascension devient un duel entre la montagne et l’homme, et quand il faut veiller des heures entières, sur chacun de ses pas, avec la certitude que la moindre chute peut être mortelle ! Après avoir passé par là, on s’imagine valoir deux hommes. (Souvenirs d’un montagnard)

N’est-il pas clair qu’il y a des qualités morales qu’un montagnard n’acquiert jamais sous la tutelle d’un guide ou d’un ami ? Pour cela, il faut s’être trouvé seul en lutte avec toutes les fureurs de la nature, entouré de brouillard et d’abîmes, et livré entièrement à soi-même, dans les neiges éternelles, balayées par le vent et l’orage. Si fier aux autres et dépendre d’eux émousse nécessairement l’audace et détruit toute confiance en soi-même, pour l’excellente raison qu’elle n’est plus nécessaire. (Souvenirs d’un montagnard)

Même dans la plaine, n’avons-nous pas souvent besoin de solitude, de recueillement et de silence ? À bien plus forte raison dans les montagnes, qui semblent faites pour cela. Ce sont des temples, dont la splendeur et la solennité ont quelque chose d’austère et de sacré. On dirait des lieux saints, dont aucune main profane n’a jamais renversé les autels. On a souvent brisé ceux des chrétiens, mais ni les siècles ni les orages ni les impies n’ont jamais dépouillé de leur gloire les basiliques de neige et de granit élevées par la nature entre les hommes et le ciel. N’y pénétrons qu’avec respect, comme à l’église, et non comme au théâtre. (Souvenirs d’un montagnard)

Terre

Comme la terre serait laide si c'était l'homme qui l'avait faite. Où l’a-t-il embellie ? (Souvenirs d’un montagnard)

Torrent

Que de fois, perdu dans le brouillard, je me suis tiré d’affaire en prenant pour guide le cours ou la voix d’un torrent. Y a-t-il un guide plus sûr, un ami plus fidèle ? On ne se sent jamais seul, on est rarement triste auprès d’un torrent. Quand il serpente au milieu des prés, il a quelque chose d’heureux, de tranquille et de musical ; et plus haut vers sa source, il est pur et vagabond, comme tout ce qui est jeune. (Souvenirs d’un montagnard)

Ville

Toute ville est une prison. (Souvenirs d’un montagnard)

Vulgariser

Vulgariser, c'est rendre vulgaire. Il n’y a aucune nécessité, ni même aucune utilité, à ce que tout le monde puisse faire des escalades. Ce n’est pas un devoir. Pas plus que de jouer du piano comme Liszt, de peindre comme Raphaël, de parler comme Cicéron. Bien plus, une foule enlaidit tout, même la nature, et surtout les montagnes. Elle y fait tache. (Souvenirs d’un montagnard)