Franz Schrader

1844-1924

Croyez-vous à la métempsycose ? Ramond [de Carbonnières] revenant sur la Terre dans le corps d’un autre : rajeuni, au fait d’idées et de méthodes nouvelles, plus grimpeur, moins spécialisé sur une montagne, mais toujours passionné du Mont-Perdu et curieux de son ordonnance géologique…

Henri Béraldi

 

Franz Schrader est né à Bordeaux le 11 janvier 1844 dans la maison de son grand-père maternel. Natif de Hambourg, converti aux idées républicaines, son père Ferdinand avait émigré à Bordeaux au milieu des années 1820 et exerçait la profession d’enseignant dans un collège ouvrier. En 1843, il épousa Marie-Louse Ducos, fille de Jean-Daniel, directeur d’une prospère entreprise de tonnellerie. De constitution fragile, Franz est encouragé à pratiquer des activités de plein air, bain de soleil, natation, marche, pêche en haute mer. « Ce sont les influences marines, ainsi que le spectacle du port de Bordeaux, avec son mouvement quotidien de navires (surtout voiliers), qui contribuèrent à éveiller chez l’enfant le goût des choses de la mer et la curiosité des pays lointains, écrit son élève et ami Maurice Heid. Toute sa vie, l’homme sera grand voyageur et très « marin » : aussi marin peut-être que montagnard. »

Si les valeurs morales sont inculquées au jeune Franz par l’exemple et la parole, les travaux manuels ne sont pas négligés. Au programme : lecture de plans, dessin, menuiserie, mécanique et construction de maquettes, disciplines dont il tirera vite profit. Dans l’atelier de son père, qui ne cesse de lui répéter : « On doit créer des choses réelles, ou disparaître comme inutile », il met au point divers appareils ingénieux, dont un automate et un modèle réduit de bateau à aubes. Lui qui rêve de devenir ingénieur en construction navale, est placé à son adolescence comme gratte-papier chez un négociant en vins et spiritueux d’origine allemande qui a tôt fait de déceler chez son employé une soif de connaissance peu commune et lui enseigne sa langue natale. Ainsi épaulé, Franz apprend le latin et le grec, étudie les mathématiques et les sciences, développe une passion qui ne se démentira jamais pour la peinture (gouache et aquarelle) et la représentation graphique, matières jugées superflues par son père. Franz ne se sent aucune inclinaison pour le commerce, profession trop prosaïque à son gré, mais poursuit sa carrière et monte en grade, donne plusieurs conférences (sur le percement du canal de Suez) qu’il illustre d’aquarelles et de tableaux.

Les Pyrénées vues de la terrasse du château de Pau

Invité par son ami Léonce Lourde-Rocheblave à passer des vacances à Pau en 1866, Schrader tombe en admiration devant le spectacle qui s’offre à lui depuis la promenade des Pyrénées. La vue vaporeuse qui s’étend du Pic d’Anie au Pic du Midi lui inspire une aquarelle restée fameuse : Les Pyrénées vues de la terrasse du château de Pau. Il découvre la vallée d’Ossau, réalise plusieurs croquis dont celui du Pic d'Ossau. Sensible à l’appel de la haute montagne, il se procure le livre de Ramond de Carbonnières, Voyages au Mont-Perdu (1801), se plonge dans la lecture des Grandes ascensions des Pyrénées d’une mer à l’autre (1866) du comte Henry Russell. C'est une révélation : « Je ressens encore, écrivit-il quarante ans plus tard, le frisson d’enthousiasme qui me pénétra à la lecture de ce livre, d’une brièveté et d’une énergie formidables, d’une émotion contenue, rare et pénétrante. »

Son destin prend forme, les années suivantes, il multiplie les excursions à Luz, Cauterets et Gavarnie, grimpe à la Brèche de Roland et au Taillon, tombe en admiration devant l’architecture singulière du Cirque et des canyons espagnols, apprend qu’il n’existe aucune carte de la contrée exceptée celle de l’état-major au 80.000e, aboutissement des travaux entrepris pendant un demi-siècle par les officiers géographes mais s’arrêtant aux frontières, et médite de combler cette lacune. Il adhère à la Société Ramond, fondée en 1864 à l'Hôtel des Voyageurs de Gavarnie par Russell, Emilien Frossard, Farnham Maxwell-Lyte et Charles Packe, qui travaille à sa propre carte des Monts-Maudits.

Le cartographe

 En 1868, Schrader fait àHéas, chez le vieux guide Chapelle, une rencontre qui va cristalliser son projet : celle d’Edouard Wallon, de vingt-trois ans son aîné, comme lui pyrénéiste et cartographe par vocation. Les deux montagnards ont tôt fait de nouer langue, d’exposer la principale raison de leurs courses : la géographie. Pour finir, ils décident de réaliser de concert la carte du versant espagnol. Schrader s’attribue la région comprise entre le massif Gavarnie/Mont-Perdu et la Méditerranée, Wallon reçoit en partage l’exploration des régions situées à l’Ouest du rio Ara.

La guerre de 1870, durant laquelle Schrader se fracture un genou, l’éloigne deux ans des Pyrénées. De retour à la vie civile, il consacre ses loisirs à dresser ses plans, monte avec Lourde-Rocheblave à la Hourquette de Badet, observatoire idéal sur le massif calcaire du Mont-Perdu. « Il n’est pas aisé de tracer des cartes dans une région semblable, relate-t-il. Tout s’y oppose : le froid, la fatigue, le manque d’eau sur les cimes, la rareté de l’air, la nécessité d’emporter avec soi tout un campement, des vivres pour plusieurs jours, des appareils compliqués, tout cela pour rapporter quelques angles péniblement relevés, au milieu desquels une seule erreur peut troubler les souvenirs et déformer toute une vallée sur le tracé définitif ; enfin la difficulté de reconnaître de plusieurs points les mêmes pics désignés par de simples directions, sans compter les souffrances auxquelles s’exposerait celui qui voudrait demeurer longtemps dans ces régions élevées. Il nous fallait cependant accomplir notre œuvre, créer une carte du Mont-Perdu et du Marboré. La passion s’en mêlait, et la raison n’avait plus d’autre rôle que de trouver les moyens. »

L’orographe

Pour mener à bien son entreprise, Schrader conçoit un instrument de mesure simple, pratique et peu encombrant destiné à effectuer des levés topographiques sur le terrain : l'orographe. « Il s’agissait, explique-t-il, de combiner un instrument qui tracerait automatiquement le dessin des montagnes sous la forme d’une esquisse périgraphique plane, puis de procéder à l’inverse de ce j’avais fait pour mes panoramas, et d’établir une carte avec des cercles d’horizon, au lieu de déduire des cercles d’horizon de la carte. » C'est avec cet appareil, perfectionné d’année en année, qui donne de véritables tables d'orientation en miniature, que lui et Wallon vont stationner sur les plus hauts sommets de la chaîne.

 

Le montagnard

Contrairement à ses amis Henry Russell et Maurice Gourdon, qui ont les coudées franches au plan financier et peuvent organiser leurs expéditions quand bon leur semble, Schrader a des moyens limités et ne dispose que de rares jours de congés grappillés sur un emploi du temps surchargé pour se livrer à ses investigations en montagne. Il n'a rien du conquérant de l'inutile, ne vise pas la prise des sommets, il parcourt la chaîne pour effectuer des relevés, collecter des données et parfaire ses connaissances géographiques – le plaisir de découvrir de nouveaux paysages, de croquer les panoramas, lui est donné de surcroît, à titre de récompense. Montagnard intrépide, animé comme Ramond « de l’avidité de sentir et de triompher des obstacles », il se distinguera en réalisant trois mémorables premières : celles du Grand Bachimale ou Pic Pétard (3.177 m) en 1878, du Pic de Pinède (2.865 m) en 1879, de la Punta Alta d’Aygües-Tortes (3.015 m) en 1880 – ces trois cimes avec Henri Passet, son guide préféré.

Ecrivain aux descriptions saisissantes de réalisme, Schrader publiera le récit de ses principales courses dans le Bulletin de la Société Ramond, l’Annuaire du Club Alpin, La Montagne ainsi que dans les Mémoires de la Société des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux. S’y exprime dans un style alerte et visuel, le plaisir des explorations dans un Haut-Aragon aux traditions vivaces, la découverte de territoires secrets, la recherche du meilleur itinéraire, les difficultés vaincues, les réussites, les déboires, le bonheur sans mélange de surplomber, au terme d’efforts laborieux, un vaste panorama. « Alliant l’exactitude scrupuleuse du topographe à la hauteur de vue du géographe humaniste, la rudesse du montagnard à la délicatesse de l’aquarelliste de grand talent, écrivent Jean-Louis Pérès et Jean Ubiergo, Schrader écrit dans un style qui reflète les vertus de l’homme même. »

Tout montagnard est peu ou prou poète et Schrader ne donne pas dans l’exception. Comme ses maîtres Ramond et Russell, il est envoûté par les beautés de la haute montagne pyrénéenne, de son caractère sauvage et mystérieux, ses relations de voyage, ses cartes en relief, ses croquis, ses pastels sont autant d’appels à visiter soi-même les lieux. Le cartographe laisse de côté orographe, baromètre et boussole pour s’abandonner à l’ivresse de la contemplation, caresse du regard les vastitudes qu’il domine, s’évade du terre-à-terre par le silence et la solitude, trouve dans la paix intemporelle qu’ils procurent une sérénité à la saveur vivifiante. « Oh ! les belles journées passées sur les sommets glacés, sentant dans l’espace infini se dérouler les heures qui paraissaient également infinies ; voyant le soleil parcourir lentement sa route au milieu du ciel profond, les nuages se former et se dissoudre, les plaines bleuir ou les vallées se voiler des vapeurs du jour, puis le soir s’approcher et redoubler la terreur sacrée au milieu de laquelle on descend à la nuit tombante, ému, transformé, avec la sensation d’être sorti du temps et de l’espace, d’avoir bu quelques gouttes à la source de l’Eternité. »

Aux considérations sur les bienfaits d’un séjour prolongé dans les régions supérieures font écho des propos prophétiques sur la nécessité de préserver semblables sanctuaires. Ecologiste avant l’heure, Schrader prend pleinement conscience des dévastations provoquées par l’intrusion de l’homme et propose d’y remédier en laissant la montagne se régénérer elle-même : « Il suffirait de la laisser en paix pendant deux ou trois générations pour qu’elle panse elle-même ses plaies et retrouve sa complète beauté. De plusieurs côtés on y songe, depuis que la détérioration du monde entier est devenue évidente, et menaçante. Que tout effort en ce sens, d’où qu’il vienne, soit le bienvenu ; le succès ne sera plus douteux. »

 

Tentative au Mont-Perdu

Première grande course en 1873, époque à laquelle débutent ses tours d’horizon : l’exploration du massif calcaire, examiné au préalable du Pimené. « Soulevées en grande partie au commencement de l’époque tertiaire, c'est aux formations géologiques les plus voisines de cette époque que les Pyrénées doivent leurs vallées les plus grandioses, leurs vastes cirques, et leur cime la plus originale, le Mont-Perdu. Un enchaînement de circonstances probablement unique au monde a rassemblé dans les environs du Marboré de puissantes couches de sédiments calcaires, et leur a permis de subsister en masse compacte au-dessus des formations antérieures. Ce large bloc, rongé par le travail des siècles, s’est lentement sculpté en obéissant dans toute son étendue aux mêmes forces et aux mêmes lois. De là viennent cette grandeur de lignes, cette nouveauté de formes et cette largeur de plan qu’on chercherait vainement ailleurs Quand arriva l’été 1873, nous [lui et Lourde-Rocheblave] avions résolu de rendre ce massif « notre chose », et, marchant humblement sur les traces de Ramond, d’achever le débrouillement géographique de notre Marboré, comme il en avait achevé le débrouillement géologique. » À cet effet, il fait appel au guide Chapelle, qui lui propose de faire le tour des crêtes de Troumouse par le Pas du Gerbats. Schrader décline son offre, il n’est pas venu de si loin pour jouer à l’acrobate mais pour tester in situ son orographe au faîte du Mont-Perdu. Lui et ses compagnons atteignent péniblement la brèche de Tuquerouye, y passent une nuit si glaciale que Lourde-Rocheblave a la lumineuse idée de construire sur place un refuge, à 2.660 mètres d’altitude, qui sera achevé en 1890. Le col du Cylindre franchi, Schrader et ses comparses se résignent à rentrer à Gavarnie par la Brèche Roland sous un orage de grêle dantesque. Un vrai baptême du feu. Ce n’est que partie remise. « Lorsqu’une montagne vous a pris le cœur, déclare Schrader, c'est une passion véritable, tout y vient et tout y ramène. »

À la fin d’année 1874, il parachève sa carte au 1 : 40.000e, immédiatement publiée par le Club Alpin et saluée par le spéléologue Edouard Martel en ces termes : « Cette publication nous apprend deux choses : la splendeur fantastique du revers espagnol de Mont-Perdu, et l’existence d’un topographe de premier rang, éclatant en un coup de maître. »

Enthousiasmé par la précision et la beauté du travail accompli, le capitaine du Génie Prudent, qui s’emploie à actualiser la carte du Dépôt des Fortifications au 1 : 500.000e, lui propose de collaborer au projet. Schrader l’informe des dispositions prises avec Wallon. Prudent se charge de superviser leur accord, désigné par l’historiographe Béraldi comme le « Yalta » des Pyrénées (1.700 visées chacun). Viendront par la suite se joindre à eux Aymard de Saint-Saud (610 visées), Gourdon (430 visées), Alphonse Lequeutre (180 mesures d’altitude), Paul Labrouche (180 mesures) et Emile Belloc (120 mesures).

 

1875 Gabiétou, Munia, Robiñera & col d’Añisclo

De retour à Gavarnie à l’été 1875, Schrader décide de monter avec Lequeutre au Gabiétou en suivant la périlleuse voie frayée par Russell et Célestin l’année précédente dans les parois et le glacier du Taillon, de redescendre par la Brèche, de repartir le surlendemain pour la Munia, de franchir la frontière afin d’explorer – comme il se l’était promis –, le versant méridional, de voir de ses yeux l’envers du décor dépeint de belle manière par le père du pyrénéisme. « Quelles teintes brûlantes aussitôt qu’on a franchi la frontière !, s’exclame-t-il émerveillé. Des roches rouges, qu’on dirait trempées dans du sang, se plongent dans les eaux bleues et noires des lacs, qui reflètent des corniches de neige. Toute cette région est vraiment imposante ! »

Magnifique course qui lui fait découvrir la muraille du Cotatuero, surplombant de 1.100 m les forêts de la vallée d’Ordesa et le site glaciaire des lagos de la Munia ou de Lalarri : « Combien de voyageurs connaissent ce recoin superbe ? Dix peut-être ; il en est ainsi presque partout dans les grands Pyrénées, où les hautes régions ont le malheur d’être peu visibles d’en bas ! »

Il est sur le point de capturer la Robiñera (ou las Louseras) quand l’arrivée de nuages menaçants le fait rebrousser chemin non loin de la cime… que Russell, toujours à l’affût, se chargera de mettre sous ses bottes l’année suivante. Reconnaissance les jours suivants de la vallée de la Pineta, rude montée par la Faja de la Tormosa au mythique col d’Añisclo – franchi par Ramond lors de sa conquête du Mont-Perdu –, descente à la cabane inférieure de Gaulis et la vallée d’Ordesa. Cette contrée, dont justement Ramond disait : « Heureux celui qui pourra embrasser d’un regard tout le système de ces montagnes, apercevoir à la fois leurs diverses connexions, comparer les pentes qui plongent dans les plaines d’Espagne à celles qui s’appuient sur l’axe granitique de la chaîne, et consulter cette physionomie si expressive dont le caractère ne réside que dans l’ensemble ! », Schrader en possède une vue structurelle, que ses relevés, mesures, dessins et esquisses – auxquels s’ajoutent les clichés photographiques du dévoué Lourde-Rocheblave – complètent et affinent. Dès lors, sa mission de cartographe va accaparer l’essentiel de son énergie, l’habiter corps et âme, investir jusqu’à ses loisirs. Aucun autre pyrénéiste ne reprendra avec autant d’ardeur le flambeau allumé par Ramond lors de ses Voyages au Mont-Perdu : « On se frayera de nouvelles routes, écrivait ce dernier en 1801, on nous laissera bien en arrière, et dans le nombre de ceux que nous aurons attirés, nous verrons sans doute celui qui nous paiera de nos peines en faisant oublier nos ébauches. » L’entière carrière de Schrader est placée sous ces auspices.

 

Le Mont-Perdu par la Brèche

De retour à Gavarnie en 1876, Schrader repart à l’assaut du Mont-Perdu. Lourde-Rocheblave, André Pujo et Pierre Brioul et lui quittent le Cirque le 13 août, montent par les Sarradets à la Brèche, franchissent le col des Isards, prennent la Tour et le Marboré à revers, s’élèvent sur les gradins supérieurs alors qu’une armada de nuages poussée par un vent violent se développe au-dessus de leurs têtes. Délibération à l’Étang glacé. Le sort semble s’acharner, le brouillard menace, le Mont-Perdu disparaît dans la brume, le tonnerre gronde, la pluie tombe drue et glaciale. Schrader et ses amis se replient avec prudence vers la cabane supérieure de Gaulis (2.340 m), « triste gîte à peine suffisant pour quatre personnes sans autre ameublement que cinq cloches de béliers bourrées de paille et suspendue à une barre du toit. À peine a-t-on la hauteur nécessaire pour se tenir assis. Elle est habitée par un berger et une bergère de treize à quatorze ans, qui consentent à dormir dehors pour nous céder leur place. Quels tempéraments ! » À trois heures du matin, les quatre hommes avalent un bol de café et se dirigent vers leur cible malgré un froid de loup. Halte à l’Étang glacé, couvert d’une banquise qu’ils doivent briser pour procéder à leurs ablutions. Au lever du soleil, les vapeurs se dissipent et la pyramide neigeuse du Mont-Perdu se profile sur le bleu limpide du ciel. À 8 heures, Schrader réalise son rêve en accédant à la cime du Mont-Perdu. Luminosité sublime. Tandis que ses guides somnolent au sommeil, il se met au travail, effectue plusieurs cercles de visées, vérifie l’exactitude de ses travaux préliminaires. « Peu à peu les lignes de cet horizon que j’avais exploré dans presque tous ses recoins depuis quatre ans se retracèrent sur le plateau de mon orographe. » Il balaie l’hypothèse selon laquelle l’érosion glaciaire et la fonte des eaux aient pu creuser les canyons d’Añisclo et d’Ordesa. « Ce ne sont pas, affirme-t-il, des crevasses d’écartement élargies par la fusion des neiges, ils se sont formés par effondrement, et ses tributaires par déblaiement. »

Ivre d’émotions, il plonge vers Fanlo via un itinéraire tracé par ses guides, rejoint Torla puis l’Hôtel des Voyageurs par Boucharo. La boucle est bouclée. Il est désormais chez lui dans cette région méridionale, sa carte avance à pas de géant, les derniers éléments du puzzle se mettent en place. Modeste par tempérament, il se pose en défricheur, concède qu’il s’écoulera du temps avant que géologues et géologues retracent pleinement l’évolution de cette exceptionnelle formation sédimentaire. « Aujourd'hui, le vœu de Ramond est à peu près rempli, et cependant j’ai conscience que l’œuvre est à peine ébauchée : cette montagne extraordinaire, dont il avait pressenti la grande valeur comme type géologique, ne livre pas un de ses secrets sans en faire entrevoir cent autres et ce serait peu de la vie d’un homme pour arriver à ferme ce champ de conjectures qui semble s’élargir de plus en plus à mesure qu’on y pénètre et qu’on en cherche les bornes. »

1877 Cirque de Barroude, Cotiella & Garganta d’Escuain

Sur les instances du capitaine Prudent, Schrader, dont la réputation ne cesse de croître, s’installe à Paris courant 1877. Ses cousins Elisée et Onésime Reclus l’introduisent à la librairie Hachette où il est accueilli par Emile Templier et Adolphe Joanne, auteur du célèbre guide et président du Club Alpin. Ce dernier lui confie la révision de ses guides et la rédaction de l’Annuaire tandis que Templier lui offre un poste d’illustrateur à la revue Le Tour du Monde.

Schrader parvient à s’échapper à ces multiples occupations pour entreprendre deux tournées de prospection dans ses chères Pyrénées. Nouvelle ascension de la magnétique Munia, nouvelle déveine à la Robiñera, assaillie par les nuages. Schrader passe le col de las Puertas, descend le vallon d’Espierbe jusqu’à Chisaguës, pousse jusqu’à l’orée du cirque de Barroude (Barrosa) que Russell avait aperçu mais non dépeint en montant au Soum du même nom lors d’une course réalisée trois ans plus tôt avec Célestin. Schrader, qui lui-même l’avait entrevu de la Munia en 1875 doutait de son existence. L’amphithéâtre se révèle être un des plus beaux des Pyrénées. « Deux gradins superposés, l'un de granit en forme de coupe striée de cannelures verticales, l'autre de roches siluriennes et dévoniennes, en haute muraille ininterrompue, supportent les glaciers de las Louseras et de la Munia. À peine pouvons-nous croire qu'une telle merveille ait échappé à tous les regards alors qu'on parle depuis cent ans du cirque de Troumouse. Nous sommes à 1500 mètres environ ; c'est donc de 1.650 mètres que la cime de la Munia nous domine, tandis que le versant opposé ne s'abaisse que de 1.000 mètres sur Troumouse. Les glaciers, les murailles du sommet, la haute cascade qui ruisselle au fond du Cirque rappellent Gavarnie, mais je ne saurais à quoi comparer l'hémicycle granitique, si admirablement régulier, qui supporte le premier gradin. Rien n'y ressemble dans les Pyrénées. Je tiens à résumer mon impression d'une façon aussi froide et aussi réfléchie que possible, et à me méfier de l'enthousiasme. Cependant je crois que le cirque de Barrosa sera généralement trouvé supérieur à celui de Troumouse et que, si ce dernier est plus étendu, Gavarnie plus sévère, Pinède plus massif, Cotatuero plus fantastique et plus coloré, le cirque de Barrosa est peut-être plus harmonieux. Comme dimension, il est à peu prés équivalent au Cirque de Gavarnie. Ceci dit, j'ajouterai à ma description, volontairement écourtée, le même conseil que je donnais l'an dernier pour le Cotatuero et le mur d'Arrasas [Ordesa] : « Allez-y ; les merveilles des cirques français ne dépassent point celles des cirques espagnols ; il y a là toute une région prodigieuse d'originalité et de grandeur, et presque absolument inconnue. »

Sa découverte suscite l’étonnement à l’auberge de Bielsa, et il doit montrer ses esquisses pour convaincre ses hôtes de l'existence du Cirque, en principe bien placés pour savoir que de ces parois étaient extraites du plomb, de l’argent, du zinc, de la fluorite, et surtout du fer (mines de Parzan) – l’exploitation des filons remontant, aux dires des historiens, à l’époque mégalithique. La révélation de Schrader causa une petite sensation chez les pyrénéistes, qui se ne bousculent pas pour autant sur les lieux. « À la fin du XIXe siècle, déplore Henri Béraldi, il n'y aura pas dix pyrénéistes qui auront vu le cirque mystérieux de Barrosa ». Lucien Briet y viendra en 1897, les frères Cadier en 1902. Aujourd'hui même, le Cirque de Barrosa ne déplace pas les foules qui, depuis la fermeture des mines, recouvre peu à peu sa beauté primitive.

Russell et Lequeutre lui ayant vanté le panorama et l’originalité du Cotiella, Schrader en réalise l’ascension trois jours plus tard à partir de Saravillo et du col de Santa Isabel : « Le Cotiella peut se comparer à une citadelle de 35 kilomètres de circonférence environ, explique-t-il, dont l’enceinte de remparts renferme plusieurs grandes vallées en forme de cirques, au milieu desquelles s’élève le sommet principal. Cette disposition est unique dans les Pyrénées ; on songe involontairement à un volcan, à l’Etna ou au pic de Ténériffe, et cependant, si jamais montagne fut peu volcanique, c'est bien ce pacifique entassement de couches crétacées, superposées avec ordre et tranquillité, un peu inclinées vers le Sud, mais sans ruptures et sans froissements ; un seul bloc de près de 300 kilomètres cubes, qui porte sept communes sur ses contreforts. »

Au sommet, la vue dépasse ses plus folles espérances : « Le panorama se révèle comme un décor de féerie. Ce n’est plus un morceau de la terre : nous sommes en plein ciel, tout est lumière, transparence, éclat : il sort des rayons de lumière de toutes les plaines et toutes les montagnes ; les rivières qui fuient au loin sont des traînées de feu blanc, leurs lits de sable se promènent en rayons de lumière au milieu du flamboiement plus sombre des plaines, coupées de grands rochers. »

Retour à Bielsa d’où il gravit la Punta de Salinas (ou Peña del Mediodia, 2.317 m), avant de s’aventurer au cœur de la Garganta d’Escuain : « Ce massif, où personne n’est encore venu, est superbe de sauvagerie et, ce qui rend la hauteur des pics plus saisissante encore, c'est la brusque décroissance des altitudes. » Traversée du canyon d’Añisclo au Paso de Foradiello, remontée par le barranco de la Pardina puis étape à Fanlo.

 

1878 Eriste, Grand Bachimale, Posets & Aneto

L’année suivante, fructueuse expédition à visée cartographique aux Monts-Maudits, jugés par lui inférieurs quant à la hardiesse des formes, la richesse des teintes et l’originalité des allures au massif Marboré/Mont-Perdu. Lors de son ascension du Posets en 1875, Russell avait été intrigué par une montagne trifide dont le glacier venait mourir aux abords du lac de Millars : les pics d’Eriste, aussi connus sous le nom de Bagüeñola. À court de vivres, il avait dû renoncer à leur conquête. Schrader et lui s’étaient promis de la faire de concert à l’été 1878 mais le géographe, retenu à Paris, délivra Russell de sa promesse qui les conquit le 17 juillet avec Firmin Barrau et le chasseur André Subra.

Schrader entreprend l’Eriste avec succès quelques jours plus tard par son versant occidental, à partir du village de Plan et le cirque d’El Sen. La montée d’un raide couloir de glace noire qui effraie les porteurs l’amène sur la crête puis à la cime où l’attend la carte de l’ami Russell. Il y trouve confirmation de sa thèse sur la formation de la chaîne. « Toute cette région, explique-t-il, si peu connue encore, est un des points les plus importants de la chaîne des Pyrénées. Depuis cent ans, on parle du Néouvielle ; on en fait un des pivots de tout le système ; on répète que l’axe géologique est reporté au Nord de l’axe orographique ; et nous voilà sur un Néouvielle méridional, aussi haut, aussi vaste, aussi puissamment ramifié que l’autre. Je le soupçonnais l’année dernière, j’en suis sûr cette année ; j’y compte dix-sept lacs ; je vois les granits qui me portent se prolonger à travers les massifs de Suelza et de Barrosa, vers le Vignemale, vers les monts d’Enfer, vers le pic d’Ossau ; je les vois rejeter au Sud les calcaires crétacés du Mont-Perdu et du Cotiella ; au Nord, les schistes siluriens ou dévoniens du Pimené ou des Posets. Ce que Ramond avait considéré comme une simple protubérance granitique devient un des grands alignements primitifs des Pyrénées. »

À peine a-t-il le temps de prendre quelques clichés et de sortir son orographe que le ciel s’assombrit. « Le panorama, vraiment beau, caractérisé par un premier plan d’immenses hérissements granitiques drapés de neige, est malheureusement assombri par un orage qui arrive du Sud. Au Nord s’entassent les Posets. Une muraille monstrueuse, noire, brune, rouge, blanche, formée d’un entrelacement de couches impossible à décrire. »

Au cours de cette campagne, Schrader réalise un vieux rêve : gravir le Pic Tonnerre, dont l’existence même était sujette à caution. Henri Passet pensait l’avoir gravi en 1876 avec M. Lacotte-Minard mais attendu que l’ascension s’était déroulée dans le brouillard, il ne pouvait certifier qu’il s’agissait du même pic (sans doute l'Abeillé). Schrader et lui l’attaquent du val de Chistau, franchissent le Paso de la Gatera ou Signal de Viados, gagnent la crête Ouest qu’ils poursuivent jusqu’à la cime. Aucune tourelle, aucune bouteille, c'est bien une "première". Plate-forme sommitale couverte de débris schisteux, labourée de traces profondes laissées par la foudre, il porte bien son nom. Appelé Pic Pétard par Prudent, connu en Espagne sous le nom de Grand Bachimala, il sera baptisé Pic Schrader par Béraldi. Au lendemain de cette prise de choix, Schrader grimpe au Posets pour compléter ses relevés. Le panorama lui paraît moins admirable que celui de la veille pour la bonne raison qu’on ne voit pas le massif au sommet duquel il est juché et « que les glaciers d’Oô et des Gourgs-Blancs sont invisibles. »

Après quelques jours de repos, il rejoint à Venasque Maurice Gourdon et Eugène Trutat. Escortés de Firmin Barrau, de Barthélemy Courrège, de son père et de deux porteurs, tous s’embarquent pour une virée qui va les mener à la vallée de Ballibierna dont Packe et Russell se sont faits les chantres. Ascension du pic éponyme (3.062 m), dont la pointe orientale avait été gravie en 1865 par Packe, Barnes, Firmin Barrau & Henri Paget. Schrader s’engage sans frémir sur la taillante, dite du Paso del Caballo, qui la sépare du point culminant (3.067 m), qu’il est le premier à atteindre par cette voie. Il y revient le lendemain pour réaliser des cercles d’horizon. Trutat et Gourdon repartis, lui et Barthélemy poursuivent leur périple, montent au Gallinero puis gagnent le village d’Aneto. Exploration du chaînon Besiberri-Montardo puis ascension de l’Aneto par le col de Coronas, où les accueille une tempête digne des Hauts de Hurle-Vent.

1879 Turbon, Pic de Pinède & Peña Montañesa

En 1879, ascension avec Sarettes de la Grande Fache, de la Tendeñera et du Turbon, découverte de Panticosa puis plongée dans les entrailles du canyon d’Añisclo, déjà sondé en compagnie de Lequeutre en 1875. De retour à Gavarnie, Schrader engage le garde-forestier Brioul pour s’octroyer le pic de Pinède ou Pineta (2.866 m) par les brèches d’Allanz et de Tuquerouye. « Le Pic de Pinède est placé sur une des grandes rides qui traversent les Pyrénées. Ployée par la pression du grumeau de calcaire qui forme le Mont-Perdu et le Cylindre, fendue en couloirs verticaux par la poussée du Marboré vers le Nord, cette ride se courbe en forme d’arc et sépare la France de l’Espagne. »

La cime a été foulée puisqu’il s’y trouve une tourelle mais qu’importe, le panoramiste est comblé. « Il est des sommets, celui-ci est du nombre et le Perdiguero plus encore peut-être, où l’observateur attentif se sent envahi par une espèce toute particulière de joie et d’admiration. Il lui semble que de ces sommets, si désordonnés, si enchevêtrés naguère, se dégage une immense et muette affirmation d’harmonie, se simplicité, de clarté. » L’intégralité du chaînon Mont-Perdu/Marboré se déploie au Sud, la vue plonge de 1.500 mètres sur la vallée de la Pineta, le Lac Glacé luit à ses pieds, Estaubé lui tourne le dos. La vue complète admirablement celle du Pimené. « Le versant espagnol est plus puissant, couvert de glaciers plus vastes, fendu de vallées plus profondes, plus sauvages, plus noires de forêts. Le versant français est plus pastoral, plus harmonieux de formes, et dominé par l’incomparable Colisée de Gavarnie. Entre les deux vues, je ne choisis pas : je préfère l’une et l’autre. »

Sa campagne se poursuit avec l’exploration des barrancos aragonais et la prise de la Montañesa depuis Laspuña, projet bien près d’avorter car personne dans la contrée ne connaît le chemin hormis un berger qui les abandonne sur une pointe secondaire. À eux de se débrouiller pour conclure. Première ascension connue depuis celle, non certifiée, attribuée à l’officier géographe Vicente Heredia (1792).

 

1879 Le Perdiguero

S’il est un sommet que Schrader est impatient de fouler c'est bien le colossal Perdiguero, belvédère de premier ordre sur les massifs du Haut-Luchonnais, des Monts-Maudis et des Posets. Il engage Henri Passet et un porteur à Bagnères, gagne la cabane d’Espingo, alors occupée par un pêcheur de truites. Après une nuit passée sur des peaux de moutons et des branches de pin, direction le lac du Portillon, où se déversent des glaciers crevassés, remontée du vallon de Lliterola. Les compères s’élèvent d’autant plus rapidement que la neige est abondante. Malgré les protestations du porteur qui déclare la voie impraticable, ils attaquent les escarpements rocheux, atteignent la crête au Portillon d’Oô, la suivent jusqu’au culmen. « Le panorama, certainement l’un des plus imposants des Pyrénées, se caractérise par l’étendue des neiges et des glaces qui nous éblouissent de toutes parts. Au Sud, les Posets semblent une rivière de diamants, et les glaciers en cratères qui brillent au flanc de cette fière montagne lui donnent, suivant l’expression d’Elisée Reclus, un aspect de majesté sublime. »

Ce qui le frappe surtout, c'est la position clé du Perdiguero, à l’intersection de deux cordillères primitives des Pyrénées. Celle qui du pic d’Eriste traverse le massif des Posets, les montagnes du Lys et le noyau granitique des montagnes de Luchon, et cette autre qui des Monts-Maudits court jusqu’au massif du Néouvielle. « Les deux chaînons forment une croix dont j’occupe le centre, et dont les deux branches s’inclinent précisément l’une par rapport à l’autre suivant le même angle que les vallées principales. Là encore, conclut le géomorphologiste, l’ordre se substitue au chaos. »

1880 Val d’Aran & Encantats

En 1880, Schrader part sur les traces encore chaudes de son ami Gourdon à la découverte des montagnes d’Aran, dont il se propose de déterminer méthodiquement la disposition, d’en orienter les vallées et d’en clarifier la nomenclature. Mise en jambes au Bacanère avec son fidèle Henri puis exploration de la région Varradòs-Montlude, sierra sauvage et désolée où rodent encore les loups. Ascension du Tuc des Armèros (2.528 m), point culminant du chaînon. Le périple se poursuit dans les montagnes de Basibé-Marimanya avec la visite de l’ermitage de Montgarri et du Pla de Béret, où surgit la source de la Garonne. L’objectif de Schrader est d’atteindre le sommet qui offrira le plus de facilité pour étudier les autres. « Je tenais les grands traits du massif, il ne s’agissait plus que de le mettre sous mes pieds pour en faire l’anatomie. »

De Salardú, sévère ascension du Tuc de Colomèrs (2.936 m) surplombant un site lacustre d’une rare beauté. « Partout du granit, partout des lacs, partout de la neige. Pyrénées après Pyrénées, vagues après vagues ; c'est un océan de montagnes, monotone peut-être au premier abord, car il a trop de pics, mais singulièrement intéressant quand on l’étudie, et passionnant quand on en détermine pour la première fois les lignes et les formes. »

Passés dans les montagnes de San Maurici, Schrader et son guide gravissent le Peguera (2.983 m), pointe si aiguë que le photographe doit maintenir au-dessus du vide une des branches de son trépied. « Quel chaos que cette cime ! Des blocs gros comme des maisons se sont entassés, écroulés, fendillés et forment la pointe terminale. Les plus élevés sont perchés en équilibre précaire et laissent voir les nuages dans tous les interstices. »

Sans reprendre souffle, ils descendent sur Caldas, montent le lendemain à l’Estany de Cavaliers puis au cirque de Comalesbienes. Recrus de fatigue, les deux hommes abordent à un train de somnambule la crête qui mène à l’antécime, la poursuivent jusqu’à l’altière Punta Alta (ou Comolo-Pales, 3.015 m). Après s’être octroyé un bref repos, Schrader se livre en automate à ses relevés tandis que Passet élève une pyramide « avec plus de plaisir qu’il n’en a jamais construit aucune ». Superbe première, qui avait échappé à Gourdon.

Schrader ne se montre guère disert sur la suite de ses tribulations qui se prolongent jusqu’en septembre en Catalogne. Ce n’est pas son genre. « J’en aurais peut-être trop à raconter et mes collègues sûrement trop à lire. » Que pourrait-il révéler d’inouï lui qui concède « se préoccuper fort peu d’escalader les pics le premier, et ne faire d’ascensions nouvelles que si les circonstances l’y amènent, qu’il arrive sur les sommets le deuxième seulement, et que, s’il y reste beaucoup à faire, en revanche il ne reste rien à en dire. » Tout Schrader tient en ces quelques mots. La montagne n’est pas à ses yeux un terrain de sport mais un champ de travail. Il n’est pas de ceux qui musardent en chemin, consacrent des heures à herboriser ou à recueillir des échantillons minéralogiques, sa mission première consiste à cartographier avec le maximum de précision le secteur qui lui est dévolu, le reste n’est que littérature. Ainsi, au grand dam de ses lecteurs, Schrader cesse peu à peu de relater le récit de ses courses en montagne, non qu’il soit à court d’inspiration, mais il n’en n’éprouve plus le besoin et ses responsabilités ne lui laissent aucun répit. L’artiste qui veille en lui se sent parfois trop ému par la majesté des lieux pour ne pas sortir sa planche à dessin, déployer son chevalet, et esquisser à grands traits un panorama, qu’il peaufinera dans son atelier. Son œuvre picturale, admirablement présentée par Hélène Saule-Sorbé dans Franz Schrader, l’homme des paysages rares, comporte plus d'un millier de pièces, peintures, dessins, croquis et gravures. « Chez ce personnage d'exception, écrit l’auteure, le sensible se fond avec le scientifique, l'émotion est à l'origine d'une éthique : « par le beau dire le vrai ». Le beau, Schrader l'a mis en pratique d'une manière unique dans la peinture de nos montagnes. Grâce à lui, les Pyrénées gagnent le panthéon de ces lieux privilégiés qui ont pu générer une révolution du savoir, des regards, de l'art en harmonie étroite avec les grandes orientations esthétiques, philosophiques et les conquêtes technologiques d'une époque. »

Le 23 août 1880, Schrader fait partie avec Wallon, Saint-Saud et Prudent des organisateurs d’un raid mondain effectué au Mont-Perdu en collaboration du Club Alpin. Russel a eu beau protester contre « l’invasion du Mont-Perdu par quatre-vingts touristes armés en guerre », il figure à la place d’honneur au banquet d’honneur et assiste éberlué au départ pour la visite du Cirque de la caravane d’une cinquantaine d’invités qu’escortent trente-six guides et porteurs de Gavarnie dirigés par Henri Passet. Demandez le programme ! Passage par la Hourquette d’Allanz, montée à Tuquerouye et dîner au Lac Glacé (filet à la Marboré, isard sauce Roland, plum-pudding façon Astazou). Retour par Ordesa et la Brèche de Roland. Gavarnie est en liesse.

 

Schrader épouse en 1881 sa compagne de cœur et d’esprit, Suzanne Goy, plus jeune de dix ans, qui lui donnera deux filles. Il fait feu de tout bois, il apporte sa contribution à l’Atlas de Géographie dont il deviendra en 1893 le maître d’œuvre. Ouvrage de Titan qui va l’accaparer une vingtaine d’années. Il poursuit jusqu’en 1885 ses relevés en Ariège, Andorre, Catalogne et Pyrénées Orientales.

En 1886, un siècle après l’arrivée de Ramond aux Pyrénées, sa carte et celle de Wallon sont prêtes à être juxtaposées. À ceci près que les deux cartographes n’ont pas adopté la même échelle… Il n’empêche, il s’agit d’un chef d’œuvre de clarté. En 1888, Russell, qui avait effectué la plupart de ses courses sans carte, saluera l’admirable travail de ses condisciples et amis, véritable talisman pour les montagnards : « Pendant des années, n’ayant pour guide que mon instinct et une boussole, dans le dédale des monts aragonais j’ai erré à l’aventure comme un navigateur perdu sur une mer tumultueuse et glaciale, échouant sur des écueils sauvages et mystérieux, jeté par le vent sur mille plages encore vierges ! À Schrader, à Wallon, à Lequeutre, à Gourdon et au comte Saint-Saud, aidés par les calculs du commandant Prudent, revient l’honneur incontesté d’avoir couronné l’œuvre de leurs prédécesseurs en complètement collectivement l’exploration des Pyrénées aragonaises et catalanes. Schrader a éclairé une foule de choses en Aragon, comme mon vaillant confrère Wallon le faisait plus à l’Ouest, il a discipliné, triangulé, mis à leur place un régiment de pics que je m’étais contenté de gravir ! » Et il ajoutera, sentant combien ses exploits d’éclaireur sont gratuits auprès de ceux des cartographes, qui ont œuvré à des fins plus pragmatiques, à parfaire la connaissance géographique du versant méridional, jusque là limitée à la seule carte de Packe des Monts-Maudits : « Je respecte et j’envie ceux pour qui la montagne est autre chose qu’une idole. Je suis jaloux de ceux que la géodésie, l’anatomie des pics et l’éclimètre passionnent autant que la voix des torrents, la pourpre des précipices et l’incendie des neiges au coucher du soleil. ? Mais à chacun son rôle. Le mien fut de marcher et de sentir. »

 

Les Pyrénées ne lui offrent pas un champ d’action suffisamment vaste, Schrader parcourt les Alpes, enchaîne les périples à l’étranger, exerce ses talents de paysagiste là où le portent ses pas. « Peindre, dit-il, c'est reproduire un sujet non point tel qu’il est, mais tel qu’il apparaît, noyé dans ses enveloppes fluides d’air, de lumière et de brume. » En 1887, le prestige de Schrader atteint son zénith, il est nommé chevalier de la Légion d’Honneur, se voit décerner plusieurs médailles honorifiques. Cinq ans plus tard, il dispose d’une chaire de Géographie Anthropologique. Le 25 novembre 1897, devenu vice-président du C.A.F., il donne au Club Alpin une conférence où il exprime en esthète sa passion pour la peinture des hautes altitudes : À quoi tient la beauté des montagnes ? Il fonde l’année suivante la Société des Peintres de Montagne, la préside à ses débuts et la promeut avec la vitalité qu’on lui connaît.

En 1899, il accède à la présidence du Club Alpin à qui, pour orienter la jeunesse vers des activités de plein air, il donne la devise suivante : « Pour la Patrie, par la Montagne. » Il est nommé membre du Comité des travaux historiques et scientifiques relevant du Ministère de l’Instruction publique, où il encourage la pratique de la montagne et la culture physique. Il met au point un nouvel appareil de visée, le tachéographe, qui vient remplacer l’orographe.

Ses voyages l’amènent fréquemment dans les Alpes, où il réalise la maquette au 1/10e du panorama du Mont-Blanc présentée à l’Exposition Universelle de 1900. Après un bref séjour aux USA, il s’embarque à deux reprises pour l’Argentine, invité par le gouvernement de la province de Buenos Aires à effectuer des relevés topographiques, s’aventure sur les contreforts de la cordillère des Andes avec son théodolite, attribue à l’Aconcagua l’altitude de 6.953 m. À son retour, sous l’impulsion de son ami Henri Vallot, il reprend ses observations dans le massif du Mont-Perdu pour compléter une carte au 1/20.000e, supervise la construction de la table d’orientation du Pic du Midi de Bigorre. Diverses missions l’emmènent à visiter la Turquie et la Grèce.

Lorsque éclate la guerre de 14, il a soixante-dix ans, il met ses connaissances géographiques au service la Défense Nationale, exécute le prototype d’un instrument destiné à déterminer la position des dirigeables et des avions adverses. Le Traité de Versailles conclu, Clemenceau fait appel à lui pour rénover l’Atlas Universel, labeur de longue haleine impliquant une refonte complète des noms de lieux, l’actualisation du tracé des frontières et des possessions coloniales. Celui-ci paraît en 1922, couronnement de la carrière de Schrader, âgé de soixante-dix-neuf ans. Au printemps 1924, sentant ses forces décliner, il manifeste le désir de retourner sur le théâtre de ses premiers amours, voyage d’adieu qui l’amène à Gavarnie et à l’Entécade.

De retour à Paris, son état de santé se dégrade ostensiblement et il s’éteint le 18 octobre. Il est inhumé au Turon de la Courade, face au Cirque, non loin de Louis Le Bondidier. Le Club Alpin lui fait élever un monument à Gavarnie en 1927. La Grande Médaille d’Or lui est décernée à titre posthume par la Société de Géographie, distinction obtenue avant lui par Joseph Gallieni, Elisée Reclus et le maréchal de France Lyautey.

Bibliographie

Henri Béraldi : Cent ans aux Pyrénées 7 tomes (Éditions Monhélios, 2008/2011)
Henri Béraldi : Le sommet des Pyrénées 3 tomes 1-Les cent un pics 2-Tuquerouye 3-Du Mont-Perdu au Nethou (Éditions Monhélios, 2008/2011)
Jean-Louis Pérès & Jean Ubiergo : Montagnes Pyrénées (Éditions Arthaud, 1973)
Henry Russell : Les grandes ascensions des Pyrénées d’une mer à l’autre. Guide spécial du piéton (Éditions Hachette, 1866)
Henry Russell : Pyrénaïca (Imprimerie Vignancour, 1902)
Henry Russell : Souvenirs d’un montagnard (Éditions Pyrémonde, 2003)
Hélène Saule-Sorbé, Guy Auriol et Michel Rodes : Franz Schrader, L'homme des paysages rares (Éditions du Pin à Crochets, 1997)
Franz Schrader : Pyrénées Courses et ascensions (Éditions Pyrémonde, 2011)
Franz Schrader, Alphonse Lequeutre, Henri Béraldi : Autour du Mont-Perdu 1875 (Éditions du Pin à Crochets, 1996)

Illustrations & liens

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Kaël Korpa
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